Samir Abdelkrim : « Le grand envol de l’Afrique numérique est déjà largement enclenché »

Fondateur de StartupBrics, une société de conseil, et auteur de Startup Lions, Samir Abdelkrim dresse un aperçu de l’innovation made in Africa après avoir parcouru le continent.

Journal du Mali : Qu’est-ce qui vous a poussé à entreprendre un voyage de trois ans à travers l’Afrique ? 

Samir Abdelkrim : Le grand envol de l’Afrique numérique est déjà largement enclenché, mais en Europe on préfère encore et toujours regarder du côté de la Silicon Valley, qui continuera encore longtemps de faire rêver les start-ups en quête d’inspiration. Or, je pense que la prochaine grande révolution entrepreneuriale se joue bien ici… entre Bamako et Lagos, entre Niamey et Dakar, entre Cape Town et Tunis !  A-t-on seulement pris conscience que, selon le FMI, 12 des 20 pays à plus forte croissance dans le monde ne se situent pas en Asie mais… bien en Afrique !

Quels sont les atouts des starts-up africaines ?

L’innovation africaine est une innovation organique, faite de pragmatisme, qui répond et tourne autour de l’essentiel : l’humain. Elle doit répondre de manière très empirique aux problèmes du quotidien : le mobile fait office de PC, de carte bancaire, mais aussi de fenêtre sur le monde, via les réseaux sociaux. On dénombre déjà plus d’un milliard de téléphones mobiles en Afrique et ce n’est pas pour rien que des géants comme Facebook se déportent de plus en plus vers le mobile (rachat de l’appli Whatsapp) pour capter ce futur gisement de croissance dans un continent jeune, demandeur de nouvelles technologies et en plein boom.

Comment expliquer la révolution en cours ?

L’Afrique représente aujourd’hui la dernière frontière de l’économie numérique, et les choses s’accélèrent. Il est indéniable que depuis 2008 l’entrepreneuriat numérique africain est en plein essor, et que de plus en plus de jeunes talents commencent à émerger. Il y a encore 5 ans, l’entrepreneuriat tech était un domaine réservé à quelques hubs en Californie, à Paris, à Londres, à Tel Aviv…. En 2018, ce n’est plus le cas. Aujourd’hui depuis Casablanca, Bamako ou Abidjan il est possible de se connecter au réseau, de créer de la valeur, de la partager et même d’en vivre et de créer des emplois, en la monétisant grâce à internet. Pour les jeunes africains, il n’y aujourd’hui plus besoin d’aller à l’étranger pour se former. Il y a des écoles et, par le web et Youtube, certains ont même la possibilité d’apprendre seuls, avec des tutoriels ! Résultat : les entrepreneurs africains jouent désormais un rôle moteur et proposent des nouvelles applications innovantes.

Avez-vous vous remarqué des différences entre les différentes zones du continent ? 

La situation est très complexe, changeante, unique, d’un pays à l’autre ! Il n’y a pas une Afrique, mais plusieurs, avec différents pays, différentes cultures, différents modèles, différents écosystèmes et manières d’innover. Si on parle d’écosystème startup, on va trouver dans la « tech » des régions particulièrement dynamiques et en pointe, qui ont amorcé leur virage un peu plus rapidement que les autres.  On peut citer le Nigeria, le Rwanda ou le Kenya, mais aussi des pays que l’on n’attendait pas forcément comme le Cameroun, dont la partie anglophone a accueilli dès 2010 ActiveSpaces, l’un des premiers « tech hub » du continent africain. Mais il reste encore beaucoup à faire. On se rend compte avec le recul que même au Kenya, où une certaine maturité en termes d’entrepreneuriat et d’innovation a été atteinte, entreprendre dans les techs est loin d’être une partie de plaisir, à cause du manque de financement ou de la corruption et du poids de l’administration. Je préfère donc parler d’une impulsion, d’un amorçage, qui ne faiblit pas, qui s’accélère, avec un véritable engouement autour du numérique. Il permet de faciliter les choses, de rattraper pas mal de retard et de prendre de l’avance aussi, comme dans le paiement mobile qui est une véritable innovation d’usage africaine.

Comment se positionne l’Afrique francophone ? 

Contrairement aux idées reçues, l’Afrique francophone voie ses écosystèmes se développer à très grande vitesse. Ici rien n’est figé et tout progresse à vive allure : les communautés tech africaines sont de plus en plus structurées, dynamiques et suivent les mêmes tendances que la France et l’Europe : chaque semaine se créé quelque part un nouveau hub, espace de coworking, incubateur, accélérateur…  Personnellement, je pense qu’en matière d’innovation numérique, l’Afrique francophone a fait des percées importantes et n’a donc pas à rougir face à l’Afrique anglophone. L’aspect qui doit être renforcé et amélioré reste la perception de l’écosystème numérique francophone. Cela dépend de nombreux facteurs, comme la médiatisation, la formation, la professionnalisation, la création de davantage d’espaces d’innovation et le développement d’un tissu d’acteurs capables de prendre des risques en investissant dans les initiatives prometteuses, pouvant décoller dans les 5 prochaines années. Des pays comme le Kenya ou le Nigéria ont souvent incarné à eux seuls l’Afrique de l’innovation numérique. Mais, en partant à la découverte du continent du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, le contraste n’est plus aussi évident. Aujourd’hui on voit grandir et se renforcer une nouvelle génération de développeurs, d’entrepreneurs, qui bourgeonnent. A Dakar, par exemple, ils proposent des solutions capables de répondre aux standards internationaux en termes de qualité du produit : UX, ergonomie, méthodes de monétisation, potentiel de scalabilité. Ils se retrouvent et travaillent ensemble dans des incubateurs comme le CTIC Dakar ou des espaces de co-working comme Jokkolabs. Autre indicateur qui ne trompe pas, le Sénégal est le pays d’Afrique de l’Ouest où la contribution de l’internet dans le PIB (le iGDP) représentait dèjà en 2013 pas loin de 3,3%, soit davantage en proportion que dans de nombreux pays occidentaux.

Quelles sont les spécificités du e-commerce en Afrique francophone ?

L’émergence d’une classe moyenne africaine en plein essor créé de nouveaux besoins et de nouvelles habitudes, c’est un tremplin pour l’essor du e-commerce. Il existe un besoin important, auquel les start-ups doivent répondre chaque jour : éduquer le marché en passant toujours plus de temps à sensibiliser le client, l’utilisateur final. Il faut sortir de l’informel grâce au numérique ! Si dans des pays comme le Nigeria ou le Ghana les utilisateurs peuvent être prompts à utiliser les outils de l’économie numérique en les adoptant plus rapidement, si l’on se replonge dans l’Afrique francophone, du côté du Sénégal, du Niger, du Mali ou du Burkina Faso, je pense qu’il sera nécessaire d’accompagner la pénétration du marché avec du marketing éducatif. Le travail de sensibilisation conditionnera tout le reste. Pour le moment, le secteur privé africain a encore du mal à tirer les véritables dividendes du numérique : les entrepreneurs, les PME et même les grands groupes africains manquent de référentiels, de bonnes pratiques au niveau africain sur le digital. La bonne nouvelle, c’est que tout est à créer, à inventer, à expérimenter. Il n’y a pas le choix : il y a un besoin urgent de success stories !