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Ahmed Ag Abdoulaye : « Les deux groupes (JNIM et EIS) étudient les faiblesses de chaque zone avant de s’y implanter »

Dans son ouvrage intitulé « Sahel, terrain de concurrence entre le JNIM et l’État islamique » paru fin novembre 2025,…

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Dans son ouvrage intitulé « Sahel, terrain de concurrence entre le JNIM et l’État islamique » paru fin novembre 2025, le chercheur Ahmed Ag Abdoulaye compare les deux groupes armés. Il revient ici sur leurs doctrines, leurs modes de gouvernance, leurs ressources et la concurrence qu’ils se livrent pour contrôler territoires et populations. Propos recueillis par Massiré Diop.

Dans cet ouvrage, vous comparez les deux principales mouvances djihadistes actives au Sahel. Pourquoi cette approche croisée maintenant ?

La motivation principale est d’explorer les angles morts de la recherche sur ces deux entités qui endeuillent le Sahel. Jusqu’ici, les études les abordaient isolément et sur des aspects limités. Nous avons voulu ratisser large en analysant leurs relations de coexistence, leurs histoires communes, leurs idéologies, leurs modalités de gouvernance et leurs modes opératoires. L’objectif était d’être précis sur des aspects peu étudiés : l’idéologie qui sous-tend leurs actions, leurs sources de financement et surtout les relations qu’ils entretiennent avec les populations, notamment les minorités ethniques et religieuses. Il s’agit de mieux comprendre ce qui les rapproche, ce qui les oppose et ce que cela produit sur le terrain sahélien.

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Au plan idéologique, quelles sont les différences les plus structurantes entre le JNIM et l’État islamique au Sahel ?

Nous avons comparé trois éléments : la doctrine du djihad, l’application de la charia et la doctrine du tamkine, c’est-à-dire la territorialisation. Pour le djihad, l’EIS fonde sa pratique sur le takfirisme, l’excommunication, construite autour du murtadisme, l’apostasie : tout Musulman qui n’est pas de son bord peut être qualifié de « grand apostat », et son sang, ses biens et ses femmes deviennent licites. Le JNIM, lui, fonde sa doctrine sur le taghout, le « tyran » ou « oppresseur », terme utilisé pour qualifier les régimes démocratiques et les États du Sahel afin de légitimer son combat. Ces choix doctrinaux expliquent que l’EIS cible davantage les civils, alors que le JNIM vise prioritairement les États et leurs institutions.

S’agissant de la charia, l’EIS applique strictement les hudud, les châtiments, via des tribunaux et un bureau chargé des sentences, tandis que le JNIM, marqué par sa mauvaise expérience de 2012 dans le nord du Mali, applique ces châtiments de manière graduelle, en insistant aujourd’hui davantage sur les habitudes vestimentaires. Enfin, la doctrine du tamkine est centrale pour l’EIS, qui conçoit la stabilisation de territoires comme première étape de son « État islamique », alors que le JNIM vise la libération totale du territoire pour établir un émirat sur le modèle taliban.

Votre livre décrit un JNIM plus flexible dans sa gouvernance locale face à un EIS plus centralisé. En quoi cette différence pèse-t-elle sur leur ancrage ?

Cette flexibilité se comprend par contraste avec l’EIS. Nous parlons, pour le JNIM, de « stratégie des petits pas », centrée sur les populations, considérées comme le centre de gravité du conflit. Le mouvement met en place des mécanismes qui donnent davantage de marge de manœuvre aux communautés : choix du cadi par les habitants, libéralisation de certains espaces fauniques et forestiers, gestion plus souple des sites d’orpaillage, présence moins coercitive, prélèvement « conciliant » de la zakat. Ces dispositifs lui ont permis de s’ancrer dans les communautés et de coopter des figures locales qui deviennent des relais de recrutement.

L’EI-Sahel, lui, est marqué par une logique plus centralisée dictée par la maison-mère, avec la figure du wali, le gouverneur, pesant sur la plupart des décisions. Depuis 2023, il amorce toutefois une normalisation de ses relations avec les populations dans certaines zones de Ménaka et de Gao, après le chaos de 2022, afin de stabiliser des espaces qui produisent des ressources et soutiennent ses campagnes d’expansion, notamment vers le Niger.

Sur le terrain, vos recherches montrent aussi des modes opératoires distincts. Quels éléments vous paraissent les plus révélateurs ?

L’analyse montre que l’EIS accorde une grande importance au nombre de combattants engagés comme signe de son modèle unitaire. Il privilégie les embuscades et les attaques de masse contre les emprises militaires, qui exigent coordination et participation de plusieurs zones. Le modèle fédéral du JNIM, fondé sur l’autonomie d’action des katibas, a conduit à la généralisation des engins explosifs improvisés, les EEI, dans toutes ses zones d’opération. Les deux groupes utilisent largement les motos comme moyen de locomotion, de combat et, pour le JNIM, comme engin piégé.

L’étude met aussi en évidence chez les deux une stratégie en plusieurs temps combinant différentes tactiques, mais avec une sophistication psychologique plus aboutie chez le JNIM pour l’usage des véhicules piégés, qui suppose de convaincre des combattants de participer à ce type d’attaque.

Vous consacrez un chapitre important aux ressources financières et aux dynamiques locales. En quoi ces dimensions nourrissent-elles leur concurrence ?

Nous partons du postulat que le financement se fait du bas vers le haut : le temps où les maisons-mères finançaient directement les groupes affiliés semble révolu. Nous avons étudié sept mécanismes : la zakat, les rançons, le vol de bétail, l’exploitation minière, le commerce et les trafics, les contributions communautaires et les taxes routières et impôts villageois. Les deux groupes partagent un modèle économique collectiviste que nous résumons par « Extorsion – Production – Répartition », avec un modèle unitaire pour l’EIS et fédéral pour le JNIM. Les méthodes de prélèvement et de gestion ne sont pas linéaires et chacun s’inspire de l’autre : par exemple, les enlèvements d’Occidentaux, que le JNIM semble délaisser depuis 2023 sont utilisés par l’EIS depuis 2024, alors que le bétail, sa principale ressource, se raréfie.

Sur le plan local, nos recherches montrent que les deux groupes étudient les faiblesses de chaque zone avant de s’y implanter, jouent sur les équilibres entre villages, se posent ensuite comme arbitres de la violence et adaptent leurs discours : égalité et justice sociale au Sahel, accès aux ressources dans les zones forestières.

Au-delà des rivalités internes, que révèle cette concurrence sur l’évolution du djihadisme au Sahel ?

L’évolution de cette concurrence, parfois très intense, parfois moins, traduit une transformation structurelle. Les conquêtes et les succès idéologiques ont grisé les deux groupes, qui se positionnent pour la conquête du pouvoir en se présentant comme une alternative. Tout en s’inspirant l’un de l’autre, ils ont développé des stratégies de contrôle territorial et de gestion administrative qui se veulent proches des populations, sur la base d’offres et d’exigences.

Mon analyse se veut utile pour la communauté scientifique et pour les décideurs. Il s’agit de comprendre chaque acte posé par ces groupes, sa visée, la stratégie derrière et la finalité, afin de donner un coup d’avance à la lutte contre le terrorisme. Connaître finement le JNIM et l’EIS, c’est mieux identifier les leviers sur lesquels il faudrait agir pour extraire la menace lorsque c’est la solution et recourir à d’autres mécanismes lorsque la situation le permet.

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