Franc CFA : Une monnaie en sursis ou en transition ?

À quatorze mois du lancement annoncé de la monnaie unique Eco et à la veille du quatre-vingtième anniversaire du franc…

Billets de FCFA et ECO

À quatorze mois du lancement annoncé de la monnaie unique Eco et à la veille du quatre-vingtième anniversaire du franc CFA, la question de l’avenir de la monnaie ouest-africaine revient sur le devant de la scène. Entre héritage historique, stabilité économique et souveraineté politique, la région cherche à définir les contours d’une nouvelle ère monétaire.

Créé le 26 décembre 1945, le franc CFA demeure, près de quatre-vingts ans plus tard, l’une des devises les plus anciennes en circulation sur le continent. Instrument de stabilité pour certains, symbole de dépendance pour d’autres, il est au cœur des débats sur la souveraineté et l’intégration économique de l’Afrique de l’Ouest.

Pour l’économiste Modibo Mao Makalou, « le débat sur le franc CFA s’inscrit dans une dynamique plus large, celle d’une réorganisation des zones monétaires ouest-africaines ». Il rappelle : « il existe aujourd’hui deux blocs – l’UEMOA et la Zone monétaire de l’Afrique de l’Ouest (ZMAO) – qui devraient converger vers une monnaie unique, l’Eco, prévue pour 2027 ».

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Souvent présenté comme un vestige du passé colonial, le franc CFA a pourtant connu plusieurs mutations majeures. D’abord baptisé franc des Colonies Françaises d’Afrique, il devient à l’indépendance franc de la Communauté Financière Africaine pour l’UEMOA et franc de la Coopération Financière en Afrique centrale pour la CEMAC.

La dévaluation de 1994 et la réforme de 2019 ont transformé sa gouvernance. Les pays de l’UEMOA ne déposent plus leurs réserves au Trésor français et la France ne siège plus dans les instances de la BCEAO.

Stabilité monétaire

De plus, l’arrimage à l’euro (1 € = 655,957 franc CFA) demeure un choix de stabilité monétaire comparable à d’autres régimes de change dans le monde. Des pays comme le Danemark, le Maroc ou le Qatar arriment également leur monnaie à une devise forte sans y voir une atteinte à leur souveraineté.

Ce système assure la prévisibilité des prix et la confiance des investisseurs, mais limite la marge de manœuvre monétaire des États membres.

Selon la BCEAO, la zone UEMOA – huit pays dont le Mali – a enregistré en 2024 une croissance moyenne de 5,7% et une inflation de 3,4%, parmi les plus faibles du continent. Les réserves de change, estimées à 16,1 milliards d’euros, couvrent environ quatre mois et demi d’importations, tandis que la dette publique moyenne atteint 52% du PIB.

Réformes inachevées et enjeux régionaux

L’accord signé en décembre 2019 entre la France et les États membres de l’UEMOA visait à moderniser la Zone franc avec le retrait des représentants français, la création d’un compte de garantie à la BCEAO et l’autonomie soutenue de la banque centrale. Ces réformes ont renforcé la gouvernance régionale sans remettre en cause la parité fixe avec l’euro.

L’Eco en ligne de mire

En parallèle, la CEDEAO poursuit le projet de monnaie unique Eco, dont le lancement est prévu pour 2027. Les chefs d’État ont confirmé cette date lors du sommet d’Abuja de juillet 2024, sous réserve du respect des critères de convergence : déficit budgétaire inférieur à 3% du PIB, inflation maîtrisée, réserves couvrant au moins trois mois d’importations et ratio dette/PIB inférieur à 70. À ce jour, seuls deux pays remplissent durablement ces conditions.

Selon Modibo Mao Makalou, « l’Eco sera une monnaie ouest-africaine émise par une banque centrale fédérale, dotée d’un taux de change flexible adossé à un panier de devises ». Il précise que « seuls les pays respectant les critères de convergence macroéconomique fixés par la CEDEAO seront éligibles », une condition qui rendra la mise en œuvre progressive.

Souveraineté monétaire en débat

Pour l’économiste Étienne Fakaba Sissoko, la question du franc CFA dépasse les frontières de la technocratie. « Le débat sur le franc CFA est à la fois économique, politique et symbolique. Sur le plan économique, il interroge la performance réelle du système : la Zone CFA a assuré la stabilité nominale, mais pas la transformation structurelle des économies. Sur le plan politique, il pose la question du pouvoir : qui décide de la politique monétaire africaine, selon quelles règles et au profit de qui ? ».

Sissoko estime que les réformes menées depuis 2019 ont renforcé la forme plus que le fond : « la parité fixe avec l’euro et la garantie de convertibilité par la France ont été maintenues. L’arrimage est une source de crédibilité, mais aussi une contrainte : il protège contre l’instabilité mais limite la capacité d’adaptation ».

Il plaide pour une transition graduelle : « l’enjeu n’est pas de rompre brutalement, mais de redéfinir la relation monétaire dans un cadre africain maîtrisé : un système plus flexible, appuyé sur un fonds de stabilisation régional et une coordination budgétaire renforcée ».

Le Mali à la croisée des chemins

La sortie du Mali, du Burkina Faso et du Niger de la CEDEAO en janvier 2025 et la création de l’Alliance des États du Sahel (AES) redessinent la carte institutionnelle régionale. Ces pays demeurent membres de l’UEMOA, mais leur position au sein du futur Eco reste incertaine.

Pour Étienne Fakaba Sissoko, cette situation crée une zone grise monétaire : « le Mali se trouve à la croisée de trois dynamiques contradictoires : son appartenance à l’UEMOA, sa rupture avec la CEDEAO et son adhésion à l’AES. Cette triple appartenance pose un défi de cohérence monétaire ».

Pour Modibo Mao Makalou, « aucune incompatibilité n’existe pour le moment entre l’AES et l’UEMOA ». Il estime que « ces deux cadres peuvent coexister, car l’UEMOA repose sur un traité solide d’intégration économique et monétaire, avec des politiques sectorielles harmonisées et un Tarif extérieur commun ».

Certains analystes, comme Madou Cissé, appellent à la prudence face à une monnaie propre à l’AES. Dans une analyse publiée récemment, il souligne que ces pays « affichent une balance commerciale déficitaire » et que « près de 40% des importations devraient être couvertes par un stock supplémentaire de devises ». Il estime qu’une monnaie autonome mal préparée pourrait accroître les coûts de transaction et fragiliser les échanges dans une économie encore dépendante des importations.

Makalou souligne, quant à lui, qu’une monnaie nationale « doit reposer sur la solidité de l’économie réelle et sur un appareil institutionnel crédible ». Il rappelle qu’une banque centrale indépendante devrait « assurer la stabilité des prix, gérer les réserves de change et garantir la sécurité du système bancaire ».

Pour autant, des experts s’accordent néanmoins sur la nécessité d’une préparation concertée : « le Mali devra préserver la stabilité de sa monnaie actuelle tout en préparant sa position stratégique dans les recompositions à venir. Sans discipline budgétaire et sans vision partagée du développement, aucune monnaie ne peut être souveraine – fût-elle rebaptisée Eco », conclut Sissoko.

Les précédents guinéen et mauritanien

Rappelons que la Guinée et la Mauritanie faisaient partie de la Zone franc avant de la quitter respectivement en 1960 et 1973. La Guinée, première à se retirer, a connu une crise de liquidité et une inflation rapide après la création du franc guinéen. La Mauritanie, avec l’introduction de l’ouguiya, a subi plusieurs années d’instabilité avant de retrouver un équilibre. Ces expériences illustrent les risques d’une transition monétaire précipitée sans réserves ni instruments de stabilisation suffisants.

Perspectives pragmatiques

La transition vers l’Eco, prévue pour 2027, s’annonce progressive. Plusieurs scénarios sont évoqués : maintien d’un CFA réformé, adoption partielle de l’Eco par les pays les plus préparés ou création de mécanismes parallèles au sein du Sahel.

Pour Modibo Mao Makalou, la réussite de la transition dépendra aussi du rôle du secteur privé. Il appelle à « mobiliser l’épargne régionale, créer des marchés financiers intégrés et allonger la durée des crédits » afin de financer les investissements productifs et environnementaux.

La BCEAO rappelle que l’objectif premier demeure la stabilité macroéconomique et la protection du pouvoir d’achat. Selon ses données 2025, la Zone UEMOA conserve « des fondamentaux solides » malgré les pressions sécuritaires et climatiques.

À l’aube de ses 80 ans, le franc CFA en est aujourd’hui à une étape décisive de son histoire, entre autonomie institutionnelle et dépendance structurelle. Pour les experts, l’enjeu n’est pas la rupture, mais la construction d’une souveraineté monétaire pragmatique conciliant stabilité, intégration régionale et indépendance économique.

MD

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