Ces dernières années, la Chine a dépassé l’Europe en termes de commerce avec l’Afrique subsaharienne et d’investissements dans les infrastructures. Les États du Golfe ont remodelé les flux financiers sur le continent, tandis que le Brésil, l’Inde et la Turquie ont également renforcé leurs liens avec les pays africains. Parallèlement, les dirigeants africains ont mis en place la zone de libre-échange continentale africaine (Zleca), qui devrait transformer le commerce intra-africain. Pourtant, l’Union européenne continue de se bercer de l’illusion qu’elle est le principal partenaire de l’Afrique.
En conséquence, alors que l’Afrique se repositionne stratégiquement dans le monde multipolaire d’aujourd’hui, l’Europe reste largement complaisante. L’UE se considère également comme une puissance normative, un champion mondial des droits de l’homme, de la gouvernance démocratique et de la durabilité. Si cela est vrai dans certains domaines, les relations commerciales et économiques de l’Europe – en particulier avec l’Afrique – suggèrent le contraire. Et, jusqu’à présent, l’Europe ne s’est pas montrée disposée à changer.
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En tant que haut représentant de l’Union africaine pour les relations avec l’Europe, j’ai été le témoin direct de cette dynamique. En 2019, j’ai proposé que l’UA reçoive un mandat officiel pour négocier un accord commercial continental avec l’UE. L’idée n’était pas révolutionnaire ; elle reflétait simplement la demande légitime de l’Afrique pour un pouvoir de négociation collective, que l’UA, qui a fait de grands progrès vers la cohérence politique, est bien placée pour exercer.
Mais la Commission européenne a plus de poids dans les négociations avec les pays individuels ou les communautés régionales, et les acteurs africains de ce système fragmenté sont réticents à abandonner leur rôle d’intermédiaire. Ma proposition a donc été bloquée et l’UE a continué à contourner les institutions de l’UA en faveur d’accords bilatéraux ou d’initiatives régionales qui ne correspondent pas aux besoins, aux intérêts ou aux priorités de l’Afrique.
Les accords de partenariat économique (APE) négociés entre l’UE et les pays (ou groupes de pays) africains ont notamment renforcé la dépendance de l’Afrique à l’égard des exportations de produits de base et limité la marge de manœuvre politique dont les pays africains ont besoin pour s’industrialiser. Ces accords ont largement profité aux exportateurs européens, tout en laissant les pays africains dans l’incapacité de tirer parti du commerce pour développer l’industrie manufacturière nationale ou réorienter leur avantage comparatif vers des activités à plus forte valeur ajoutée.
Pendant ce temps, les investissements de l’UE sont largement consacrés aux activités extractives, au contrôle des migrations et aux compensations liées au climat, plutôt qu’au renforcement des chaînes de valeur industrielles ou à la facilitation des transferts de technologie. Si l’on a beaucoup parlé de l’initiative « Global Gateway « de l’UE, qui vise à stimuler les liaisons numériques, énergétiques et de transport « intelligentes, propres et sûres » et à renforcer « les systèmes de santé, d’éducation et de recherche », son ambition fait pâle figure par rapport à l’initiative « Belt and Road » de la Chine et même par rapport aux packages de transition verte de l’Amérique.
De plus, avec ses investissements en Afrique, l’UE ne partage pas les risques, mais s’en décharge. Les capitaux privés sont censés jouer un rôle moteur, alors que le financement du développement est loin d’être à la hauteur de ce qui est nécessaire pour débloquer la transformation industrielle. On demande à l’Afrique de réduire les risques des investissements pour les autres sans recevoir de garanties structurelles, comme un meilleur accès aux marchés des capitaux, des conditions commerciales favorables ou des engagements à long terme.
Toutefois, l’évolution de l’environnement mondial offre à l’Europe une occasion unique de transformer ses relations avec l’Afrique. Tout d’abord, les États-Unis tournent le dos au continent, en imposant des droits de douane élevés, en réduisant l’aide et en diminuant leur présence diplomatique. Plus généralement, l’économie mondiale subit une transformation fondamentale, car le système multilatéral du passé – qui mettait l’accent sur le libre-échange et la libéralisation financière – est remplacé par un nouveau terrain, plus fragmenté. Les nouvelles règles sont rédigées par les plus grandes puissances du monde, qui se soucient peu des besoins et des intérêts des économies en développement.
Dans un monde où le commerce est guidé principalement par le pouvoir de marché plutôt que par l’avantage comparatif, l’Afrique doit s’adapter en conséquence. Cela signifie qu’elle doit renforcer ses capacités de production plutôt que d’attendre des concessions. Cela signifie construire un écosystème commercial propre à l’Afrique, plutôt que de s’engager dans des négociations basées sur la conformité. Et cela signifie qu’il faut concevoir des moyens de façonner les chaînes de valeur mondiales en faveur de l’Afrique, plutôt que de chercher des occasions de rejoindre les structures existantes. Pour soutenir ces efforts, l’Afrique n’a pas besoin de mécènes ; elle a besoin de partenaires stratégiques qui reconnaissent son rôle, investissent dans sa capacité de production et s’adaptent à ses priorités.
Si l’Europe espère jouer ce rôle, elle doit commencer par abandonner l’idée qu’elle est le partenaire par défaut de l’Afrique. L’influence doit se mériter.
En outre, l’engagement de l’UE en Afrique doit s’inscrire dans le cadre de l’architecture institutionnelle africaine, en particulier dans les domaines du commerce, de la gouvernance numérique et de la diplomatie climatique. L’UE doit cesser de contourner l’UA et reconnaître l’organisation comme un interlocuteur légitime pour l’Afrique. Elle doit également fonder son engagement économique avec l’Afrique sur la logique de l’AFCFTA – l’innovation la plus importante en matière de politique économique du continent depuis des décennies – et non pas en contradiction avec elle.
En outre, l’UE doit dissocier l’aide du patronage moral. L’aide au développement n’est pas un don, mais un outil géopolitique, et une conditionnalité excessive sape souvent les institutions mêmes qu’elle est censée aider. Au lieu de micro-gérer les réformes de gouvernance, l’Europe devrait se concentrer sur le soutien des ambitions de l’Afrique, notamment en ce qui concerne les infrastructures, l’éducation et la transformation industrielle.
À cet égard, la meilleure approche consisterait à co-investir avec des partenaires africains dans des chaînes de valeur régionales. Cela signifie qu’il faut soutenir les industries africaines non pas en tant que « bénéficiaires », mais en tant qu’acteurs égaux ; repenser la politique agricole commune de l’UE, qui fausse les systèmes alimentaires africains ; et démanteler les barrières non tarifaires qui pénalisent les exportateurs africains.
Enfin, dans les enceintes internationales, l’UE devrait se coordonner avec l’UA sur des questions comme la réforme de la dette, le financement de la lutte contre le changement climatique et la propriété intellectuelle. L’appel de l’Afrique en faveur d’un mécanisme d’apurement de la dette souveraine doit faire l’objet de propositions concrètes, et non d’une multiplication des services de conseil. Le financement de la lutte contre le changement climatique doit refléter les responsabilités historiques et les coûts réels, et non l’opportunisme politique.
Quant à l’UA, elle doit faire preuve de plus d’audace en exigeant de véritables changements structurels dans les relations de l’Afrique, plutôt que de se contenter de belles paroles sur la souveraineté du continent. Il s’agit notamment d’affirmer le rôle de l’UA dans tous les partenariats extérieurs, de rejeter l’ingérence extérieure dans les processus d’intégration africains et d’investir dans la capacité à proposer des cadres macroéconomiques alternatifs. En bref, l’UA doit s’engager dans la politique désordonnée mais nécessaire de la réforme multilatérale – non pas en tant que pétitionnaire, mais en tant que responsable de la définition de l’ordre du jour.
Carlos Lopes, professeur honoraire à la Nelson Mandela School of Public Governance de l’université du Cap, est professeur invité à Sciences Po, chercheur associé à Chatham House, membre du conseil d’administration du World Resources Institute, président du conseil d’administration de la Fondation africaine pour le climat et haut représentant de l’Union africaine pour les relations avec l’Europe. Il est l’auteur de The Self-Deception Trap : Exploring the Economic Dimensions of Charity Dependency within Africa-Europe Relations (Palgrave Macmillan, 2024).
Project Syndicate, 2025.
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