Presse écrite au Mali : « Il faut sortir les journalistes de la précarité si vous ne voulez pas recevoir de la propagande »

Le centre d’étude et de renforcement des capacités d’analyse et de plaidoyer (Cercap) a présenté mardi 29 août son rapport sur l’état de la presse écrite au Mali. Et le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas reluisant. Abdoulaye Shaka Bagayogo, expert macro-économiste au Cercap nous explique les grandes lignes de ce rapport.

Qu’est ce qui a motivé ce rapport ?

Il y a très peu de données économiques sur l’état de la presse écrite au Mali. Par données économiques, nous entendons la richesse créée, les emplois, les rémunérations, la distribution, également le lectorat, il n’y en a quasiment pas. Ce sont des éléments qui sont indispensables quand il s’agit de prendre des décisions du côté des acteurs de la presse ou en interaction avec le pouvoir. Pour commencer à combler ce vide, nous avons eu l’idée de faire ce travail qui permettrait de dresser le portrait des entreprises de presse, et également d’en tirer des leçons, des recommandations qui pourraient intéresser les décideurs. C’est là l’idée de base qui nous a motivés à faire ce rapport.

Quelles sont les grandes lignes du rapport ?

Vous avez des informations sur l’ensemble de la presse écrite au Mali, quand je dis l’ensemble, c’est vraiment l’ensemble. Nous avons procédé à un recensement de tous les organes de presse, à la suite de cela, par rapport à nos préoccupations, nous leur avons adressé un questionnaire, dont le traitement nous a permis de connaître les effectifs des journalistes, leurs statuts, c’est-à-dire ont–ils des contrats (oraux ou écrits), leurs rémunérations, le nombre d’exemplaires vendus, le tirage, le niveau d’équipement, sont-ils propriétaires de leurs locaux, louent-ils ou sont-ils hébergés gratuitement et également le bilan financier, ce sont ces informations qui sont présentes dans le rapport. Cela nous permet de dresser un portrait-robot de la presse écrite au Mali. Un ensemble de questions relatives à la vie économique de la presse et tous ces résultats sont consignés dans le rapport.

Il y a une certaine omerta lorsqu’il s’agit de divulguer des informations sensibles, pensez-vous que ces patrons de presse ont réellement fait preuve de bonne foi ?

Beaucoup d’entre eux ne disposent même pas d’une comptabilité simplifiée et donc même s’ils sont de bonne foi, il leur sera difficile de fournir des informations exactes. D’autres étaient réticents à reconnaître qu’ils ne payaient pas leurs employés, ou encore les journalistes qu’ils emploient ne disposent pas de contrat. Il y en avait d’autres qui surestimaient le nombre de leurs employés, mais nous avons travaillé, dans un sens, de manière journalistique. Nous avons été épaulés par des journalistes, dont le premier à trente ans d’expérience dans le métier et le second au moins une dizaine d’années. Ils connaissent pratiquement tous les organes et grâce à leurs connaissances approfondies du milieu, nous avons pu recouper les informations et en les croisant nous nous sommes rendus compte que certaines n’étaient pas vraies donc nous avons pu les corriger.

Le tableau de la presse que dresse le rapport est assez inquiétant. 60% des organes de presse seraient déficitaires, qu’est qui explique cet état de fait ?

Sur ce plan, nous ne sommes pas allez trop en profondeur, enfin d’une manière simplifiée, nous pouvons dire que les revenus ne servent pas à couvrir les dépenses et pourtant le journal vit, cela veut dire qu’ils ont sûrement d’autres revenus qui ne sont pas déclarés. Et ces revenus non déclarés proviennent souvent de ce que les journalistes eux-mêmes appellent la prédation, qui consiste à faire les louanges d’une personne moyennant argent, ou à attaquer des personnes sur commande, aucun journaliste qui s’adonne à de telles pratiques ne s’en vanteraient. Ce sont ce genre de ressources qui arrivent à combler les journaux qui sont structurellement déficitaires mais qui continue à paraître.

Quels sont les problèmes récurrents auxquelles la presse écrite doit faire face ?

La presse à un moment est devenue un fourre-tout. Toute personne qui a la capacité d’écrire s’y installe et fait des sous en faisant de la prédation. Il y a eu un moment, c’est encore le cas, où les articles qui se terminaient par « à suivre » n’étaient en fait que des menaces implicites. Le journaliste laissait même son numéro à la fin, pour que la personne visée puisse faire cesser « ses attaques’’ en échange d’argents. Beaucoup de gens sont également entrés dans le métier, car il ne voulait pas rester oisif après leurs études.

Avec l’avènement de nouveaux supports, la presse écrite est-elle encore viable ?

L’informatique a changé la manière dont on consomme la presse écrite. Nous sommes un pays à forte tradition orale, cela signifie que l’on aime utiliser un certain langage lorsque l’on parle. Écouter une personne nécessite moins d’effort que de lire et d’interpréter soi-même. Là où la presse écrite ne disparaîtra pas, c’est que l’essentiel des informations diffusées au Mali et sur Internet ou dans les radios, sont des reprises de la presse écrite, donc si elle disparaît, ce sont les sources des radios ou des sites internet qui vont disparaître, il y aura donc du changement aussi bien pour la radio que pour Internet.

Quelle est l’alternative ?

Il faut que les syndicats de journalistes s’organisent pour l’application de la convention collective des journalistes. Cela aura pour effet d’en sortir plusieurs de la précarité. Il faut sortir les journalistes de la précarité si vous ne voulez pas recevoir de la propagande. Le gouvernement du Mali doit réfléchir de manière stratégique pour qu’il y ait de grands groupes de presse au Mali, capable de racheter ces journaux ou d’employer ces journalistes. De grands groupes qui par la qualité de leur analyse feront disparaître tous les autres. Des groupes qui auront également vocation à dominer le marché sous-régional. L’État est le principal bailleur de la presse au Mali, il faut donc qu’il commence à rationaliser la gestion de ses abonnements, de ses contrats. Il faut que l’État mette en place des incitations fiscales, il faut qu’il sépare sa fonction de régulation de fonction de propagande pour les partis qui sont au pouvoir.