La justice, condition essentielle de la réconciliation

Pour accélérer le processus de réconciliation nationale, le Président de la République a annoncé une loi d’entente nationale dont l’avant-projet a été présenté au Chef du gouvernement par le Médiateur de la République il y a quelques jours. Cette loi, censée relancer un processus en panne, suscite la réserve de plusieurs associations de défense des Droits de l’Homme, qui craignent un risque d’instauration de l’impunité. Certaines préconisent d’y surseoir en attendant que la justice fasse son travail, car elle est le préalable à toute réconciliation.

« La justice peut être un moyen de réconciliation, mais en aucune manière la justice ne saurait être un obstacle à celle-ci.  Car la réconciliation sous-entend le règlement du conflit et l’entente entre les individus. Si certains de ces individus commettent des violations contre d’autres, ils ne peuvent se réconcilier sans justice », estime Drissa Traoré, Coordinateur de l’Association malienne des droits de l’Homme (AMDH). L’association fait partie des 32 qui émettent leurs réserves quant à l’adoption d’une telle loi. Si l’AMDH n’est pas opposée à l’adoption de la loi d’amnistie prévue par l’Accord de paix, elle juge cependant le « moment non approprié ». Une telle loi doit, selon elle, donner toutes les garanties pour ne pas aller justement à l’encontre de l’Accord de paix. Bien qu’ayant prévu des mesures d’apaisement, il prévoit en effet qu’il n’y aura pas d’amnistie pour les auteurs de crimes contre l’humanité et de violences sexuelles. « Si nous adoptons cette loi, tout porte à croire que cette réserve de l’Accord ne sera pas respectée », craint M. Traoré.

Des craintes justifiées ? Plusieurs raisons justifient cette crainte, selon le coordinateur de l’AMDH. Les enquêtes judiciaires, même si elles ont été entreprises, n’ont pas enregistré d’avancées significatives. Malgré la création de la Commission Vérité, Justice et Réconciliation (CVJR) en 2014, qui n’a commencé à travailler qu’en 2016, celle-ci n’a pas encore rendu de rapport. De plus, la Commission d’enquête internationale prévue par l’Accord n’a rien effectué encore. Toutes ces raisons font qu’il n’existe pas encore de base légale pour « distinguer ceux qui ont, ou pas, du sang sur les mains », ajoute M. Traoré. L’adoption d’une loi d’amnistie en l’état nous ferait donc courir 2 risques : d’abord l’impunité, car certains pourraient ainsi bénéficier de la loi alors qu’ils ont commis des crimes, et ensuite l’arbitraire, car d’autres ne bénéficieraient pas de ces mesures simplement parce que les enquêtes ne l’auraient pas déterminé. C’est pourquoi l’AMDH demande au Président IBK de surseoir au processus de cette loi, et parallèlement, de « pousser la justice à mener les enquêtes », afin qu’une telle mesure soit prise sur une base légale. L’organisation sollicite également que « cette suspension » soit l’occasion d’associer les organisations de défense des Droits de l’Homme à la rédaction d’une loi consensuelle, qui prendra aussi en compte « les préoccupations en matière de justice ».

Éviter les vengeances Le préalable de justice est d’autant plus nécessaire « qu’une réconciliation sans justice peut promouvoir la vengeance », redoute le défenseur des Droits de l’Homme. Le processus de réconciliation actuellement en cours concerne tous les actes commis lors des différentes rebellions, de l’indépendance à maintenant, y compris les actes commis lors de la crise de 2012. L’organisation, qui travaille avec toutes les parties, note que certains acteurs estiment que c’est l’absence de justice pour les faits antérieurs qui justifie la résurgence des conflits.

Ces conflits récurrents et la crise de 2012 ont mis en péril l’existence même de l’État, déchiqueté le tissu social et remis en cause le vivre-ensemble. Le Mali est donc devenu un terrain « occupé par des gens venus d’ailleurs qui l’empêchent de progresser. La plaie est profonde », s’indigne l’ancien Premier ministre et Président de l’association Ir Ganda Ousmane Issoufi Maïga. Pour parler de réconciliation nationale, il faut régler ces problèmes et cela ne peut aller sans justice, une justice pour tous, précise M. Maïga. « La réconciliation, nous y travaillons, l’Etat y travaille, mais il faut qu’il y ait la justice, un préalable à tout dans une société organisée ». Sans nier le rôle des autres acteurs qui peuvent contribuer à sensibiliser, « la justice doit être le dernier recours », selon M. Maïga. La réconciliation et le pardon seront alors possibles.

Se parler entre Maliens S’il ne peut se prononcer sur la loi d’entente nationale, dont il ne connaît pas le contenu, l’ancien Premier ministre estime qu’il faut qu’il y ait un débat. « Les gens doivent se parler, se réconcilier. Nul n’est parfait, mais on ne peut pas brûler les étapes, il faut communiquer ». Communiquer avec tous les acteurs, y compris ceux qui ne sont pas signataires du processus de paix. Car, malgré les discussions engagées et la présence de médiateurs, le processus de réconciliation semble bloqué. Il faut donc élargir la base du dialogue, pour que « tout le monde se retrouve autour du Mali ». Une mission difficile, que ni une association seule, ni un parti ou un quelconque regroupement ne peut réussir. Pour retrouver la base sociale qui a fait la force du Mali et reconstruire cette Nation, il faut « considérer que le Mali est un bien commun », préconise M. Maïga. Mais cela n’est possible qu’en aidant l’État à s’établir. Un État laïc et démocratique, avec des institutions fortes.

La promotion de l’État de droit auprès des communautés est l’une des missions de la CVJR, dont la mise en place a été prévue par l’Accord de paix. Jugée par ses responsables comme « l’un des mécanismes du processus de paix au Mali qui fonctionne le mieux », elle doit contribuer à la réconciliation nationale à travers la recherche de la vérité et de la justice. Un objectif ambitieux, même si la Commission estime que « sa neutralité » lui permet de travailler à équidistance des autres acteurs du processus, avec le soutien de l’État et des partenaires. Avec les 7 000 dépositions déjà reçues, la tâche de la CVJR s’annonce difficile. Ces dépositions, qui concernent les « victimes » des coups d’État et des rébellions depuis 1960, serviront de base pour analyser les violations des Droits de l’Homme. La Commission envisage prochainement l’organisation d’audiences publiques, la mise en œuvre d’une politique de réparation et des équipes mobiles qui seront installées dans les chefs-lieux de cercle.

Des réparations pour les victimes La réparation est bien sûr envisagée dans les mesures de réconciliation, mais « la meilleure réparation est la justice », prévient Drissa Traoré de l’AMDH. « Une victime qui voit ses droits à la justice et à la réparation garantis est plus à même d’accepter le pardon qu’une victime dont les droits sont lésés et qui n’a pas forcément besoin d’une réparation financière pour pardonner », explique M. Traoré. Car il faut à tout prix éviter « une réconciliation de façade », faite sans base légale.

De plus en plus nombreuses à vouloir prendre une part active à ce processus de réconciliation, les associations, souvent communautaires, ne risquent-elles pas de mettre en péril cet objectif ? Le risque est réel, reconnaît le Président de l’association Ir Ganda, qui précise d’emblée que son association est « culturelle ». Elle se veut un regroupement de plusieurs communautés qui partagent une culture, mais va au-delà pour rassembler tous les Maliens autour « du bien commun ». Si Ir Ganda a vu le jour, malgré l’existence de plusieurs autres associations au niveau régional ou au niveau des cercles, c’est parce qu’elle veut être une plateforme de réflexion, selon son Président. « Le Mali n’arrive plus à réfléchir sur son développement. Il faut que les Maliens se parlent sans médiateurs et se disent même les choses qui fâchent », seule condition selon M. Maïga pour retrouver le vivre-ensemble sur la base culturelle que nous avons en partage.