Aly Tounkara : « Envisager un autre 26 mars, c’est méconnaitre les problèmes réels des Maliens »

Le 26 mars 1991, le peuple malien écrivait une nouvelle page de son histoire en rompant avec la dictature du général Moussa Traoré pour s’ouvrir à la démocratie et au multipartisme intégral. 28 ans après, certains maux persistent. Le Dr Aly Tounkara, sociologue et professeur à la faculté des Sciences humaines et des sciences de l’éducation, revient pour Journal du Mali sur les acquis et les attentes qu’a suscités le 26 mars.

Que retenir 28 ans après mars 91 ?

Lorsqu’on parle du 26 mars, dans l’imaginaire collectif on se rappelle de la rupture avec un régime qualifié de dictatorial. Les Maliens pensent à l’avènement du processus de démocratisation des institutions de la République, à la pluralité des pensées dans tous les champs du possible : politique, religieux, associatif. Si on établit un bilan de 26 mars à aujourd’hui, on s’aperçoit  que ce qui a été reproché au général Moussa Traoré est ce que à quoi nous assistons toujours. Les espoirs peinent à être comblés. Dans le domaine éducatif, des réformes ont été amorcées, mais elles n’ont pas permis à l’école malienne de retrouver son aura d’antan. Sur ce plan, c’est le chaos. Quant à la pluralité des pensées, elle est indéniable, ne serait-ce que par l’émergence de tous ces organes de presse écrite et audiovisuelle. Il y a aussi le multipartisme et des acquis, mais l’accès aux produits de première nécessité, aux infrastructures de santé, aux infrastructures éducatives laisse à désirer. De  1990 à aujourd’hui, il y a eu une récurrence d’insécurité, de rébellions, d’émergence des groupes d’autodéfense et un déchirement du tissu social qui s’est aggravé. Ce qui est encore plus décevant est que ce sont les porteurs de ces promesses qui ont du mal à s’inscrire dans la dynamique souhaitée par les Maliens : transparence, redevabilité, justice sociale.

Un autre 26 mars est-il nécessaire ?

J’ai la ferme conviction que le problème malien ne réside pas dans un nouveau soulèvement. Pour opérer des changements réels, il faudra des hommes politiques et religieux honnêtes, orthodoxes et justes. Envisager un autre 26 mars, c’est méconnaitre les problèmes réels des Maliens. Ils ne résident pas dans le système, mais plutôt sur les secteurs qui le portent. Lors du coup d’État de 2012, c’est la même rhétorique qui a été utilisée par la junte militaire, tout comme par Moussa Traoré et Amadou Toumani Touré auparavant. Tous ont tenu le même langage de dénonciation des malversations financières et de l’inactivisme de l’élite politique.

Quelle réponse apporter aujourd’hui à la crise sociale ?

L’idéal serait d’aller vers  une conscientisation massive des populations. Il faut être prêts à des privations et à des sacrifices. Et il faut que les populations exigent des gouvernants de les écouter, de leur rendre compte de façon régulière. On ne peut être au service des populations et les mettre sur la touche. Comment comprendre une élite qui ne fréquente pas les mêmes établissements que la population, ne se soigne pas dans les mêmes hôpitaux et n’emprunte pas les mêmes moyens de transports ?

Crise sociale : Comment sortir de l’impasse ?

Crispations politiques, incompréhensions entre syndicats et autorités, situation économique difficile, frustrations et sentiment d’injustice dans la population, les maux qui assaillent la société malienne sont nombreux et se traduisent tous par un sentiment général d’insatisfaction touchant tous les secteurs de la vie. Si les causes de la crise sont profondes et ne datent pas d’aujourd’hui, les conséquences se font bien sentir et font craindre une impasse. Pourtant, les problèmes sont bien connus et les solutions existent. Elles passent par une concertation entre tous les acteurs, mais surtout par la volonté sans failles de mettre en œuvre les changements indispensables pour inverser la tendance.

L’origine de cette crispation est une précarité généralisée, qui touche tous les acteurs, selon M. Bakary Doumbia, le président du Forum des organisations de la société civile (FOSC). Consécutive à « l’incapacité des responsables à créer des emplois », cette précarité concerne non seulement les chômeurs mais aussi ceux qui travaillent. Un chômage de masse, important aussi bien en ville qu’en campagne, d’où les jeunes en quête de mieux être viennent grossir le rang de ceux de la ville. Ils se contentent alors de « travail à l’informel » ou « font semblant de travailler », ajoute M.Doumbia.

Pour ceux qui ont des revenus, comme les salariés par exemple, leurs ressources sont nettement inférieures à celles de la sous-région, même si des efforts ont été consentis, précise le président du FOSC. Concomitamment, les prix des produits de première nécessité flambent et sont de plus en plus hors de la portée du citoyen moyen. Cette conjonction de facteurs, qui a pour corollaire l’augmentation de la pauvreté, contribue à la crispation de la situation.

S’agissant particulièrement de la situation des travailleurs, dont plusieurs syndicats observent des mouvements de grève de façon récurrente, ils ont le sentiment d’être « les dindons de la farce », explique M. Doumbia. Ce qui crée de la frustration chez ces acteurs. Ils estiment en effet que les autorités prennent des engagements mais ne se préoccupent pas de comment les tenir. Comme si le seul fait de signer suffisait.

« Crise sociale, identitaire et politique, culturelle et même générationnelle », quelles que soient les différentes manifestations de ces tensions sociales, elles traduisent une crise réelle dans notre société, affirme pour sa part M. Boukary Guindo, sociologue.

Même si elles peuvent être nombreuses, leurs manifestations n’étant pas les mêmes, les causes immédiates de ce malaise, selon le sociologue, sont à chercher dans « une crise de la gouvernance ». Une insuffisance des autorités à faire face aux besoins vitaux des populations qui a conduit à une perte de confiance de ces dernières face à l’autorité administrative, de façon générale. Dans le contexte de la crise du Nord, qui s’est déplacée vers le Centre du pays, avec l’intrusion djihadiste, « certains, en raison de la frustration, se sont tournés vers ces forces du mal » pour combler le vide laissé par l’absence de l’État, analyse M. Guindo. Pour prendre place donc, les djihadistes se sont appuyés sur la division du tissu social pour « mettre à mal le lien sacré entre les différentes communautés » et ont exploité la frustration de la population pour recruter en son sein, créant « une crise communautarisée », plutôt que « communautaire », nuance M. Guindo.

Éducation en crise

L’un des aspects inquiétants de la crise concerne l’éducation. Notre pays traverse une véritable « crise éducationnelle », affirme M. Doumbia. Or, dans un pays où les enfants ne sont pas sérieusement formés et où les ressources humaines ne sont pas bien payées, se développer n’est pas possible, estime le responsable de la société civile.

Il faut que l’école retrouve sa place, au risque que des cadres venus d’ailleurs ne prennent la place des nôtres si ces derniers continuent d’être aussi mal formés. Et pour couronner ce tableau déjà pas très reluisant, qui exacerbe les tensions sociales, la corruption est devenue une véritable gangrène, présente dans toutes les sphères de la vie. Au point de « devenir un phénomène normal », déplore M. Doumbia. Ceux qui n’ont donc pas les moyens et subissent les effets de cette corruption généralisée grossissent le rang des « frustrés ».

L’une des conséquences immédiates de la précarité ambiante est l’effritement des valeurs sociales, avec la disparition de l’autorité parentale. Et dans un pays aux ressources plutôt mal gérées qu’insuffisantes, « où tout le monde veut s’enrichir et rapidement », la corruption devient la voie royale. Et ce sont les « fonds de l’État » qui constituent l’attraction. Et pire, dans un pays où l’on prône la promotion du secteur privé, le mélange des genres fausse toutes les règles du jeu.

Non respect des principes

Ainsi, seule une minorité concentre la plus grande partie des ressources. Et, à moins d’entrer dans le jeu de la corruption, la grande majorité subit encore la frustration. Pour sortir de « cette grande magouille », il faut respecter les principes, les normes et les valeurs, suggère M. Doumbia.

Principes de gestion, de gouvernance ou de démocratie, lorsque personne ne les respecte, le pays s’écroule. Un scénario catastrophe mais réaliste, qu’il faut redouter et prévenir.

S’il peut y avoir une responsabilité collective dans l’effritement des valeurs, le respect des principes incombe d’abord aux premiers responsables d’un pays, estiment tous les acteurs. Si ce respect n’est pas la règle au sommet, il ne le sera pas plus au niveau du citoyen ordinaire. Plus des mots, il faut des actes et l’indispensable exemplarité des responsables.

Pourtant, les structures de lutte contre la corruption au Mali, dont le Vérificateur général et l’Office central de lutte contre la corruption, ne manquent pas et fonctionnent à gros budgets. Mais pour quels résultats, s’interrogent plusieurs acteurs ?

Conférence nationale ?

En réalité, on ne pourra pas résoudre les difficultés du Mali si tout le monde ne s’assoit pas autour de la même table. « Que les acteurs acceptent de discuter de façon claire de tous les aspects de la crise et se mettent d’accord sur des choses simples sans arrière pensées », préconise le président du FOSC. Si la forme d’une conférence sociale suscite quelques réserves de sa part, il est indispensable qu’il y ait un dialogue, soutient-il.

Si la crise sociale est naturelle, elle ne peut avoir que 2 issues. Soit être fatale pour l’individu ou la société, qui ont besoin de cette étape pour évoluer, ou pour donner une véritable impulsion à l’évolution positive des situations.

Si la panacée n’est pas encore disponible, la crise politico sécuritaire qui a menacé l’existence du Mali nécessite l’amélioration de la gouvernance. Si la faiblesse de l’État a conduit notamment les acteurs du jeu politique à agir uniquement pour leurs propres intérêts, il faut retrouver les fondements du jeu démocratique, suggère M. Guindo. En effet, « il doit avoir beaucoup plus de transparence dans la gestion des affaires publiques et y associer davantage les populations ». Il faut surtout mettre un accent particulier sur la gestion des ressources naturelles et sur une répartition équitables des richesses, poursuit le sociologue.

L’administration doit s’adapter au changement, car « le management des hommes ne peut pas se faire au vingt et unième siècle comme on le faisait avant ». Sinon, le fossé continuera de s’agrandir entre les gouvernants et les gouvernés, ce qui ne fera qu’augmenter les frustrations, prévient M. Guindo. La gouvernance « doit être plus inclusive, plus participative et la justice plus équitable », ajoute t-il.

Il faut donc concerter les populations, qui ne manquent pas de ressources et de propositions pour sortir de la crise. Jeunes, vieux, femmes, toutes ces catégories détiennent une partie de la solution, estime le Professeur Ibrahim N’Diaye, sociologue, Directeur général du Centre d’études multipolaire « Do kayidara ». Si « une conférence nationale peut aider, il faut plus que cela, un processus de concertations plus long, plus large. Donc des séries de conférences nationales, pour permettre aux communautés de s’exprimer le plus complètement et le plus sincèrement possible ». « Si c’est juste pour réunir les officiels et les représentants de certaines associations, les populations ne s’y reconnaitront pas », ajoute le Professeur N’Diaye.