Mali – IBK : du Premier ministre à poigne au président de la République contesté

En retrait de la vie politique depuis sa chute du pouvoir en août 2020, le « Kankeletigui » qui était souffrant depuis plusieurs années, s’en est allé définitivement le 16 janvier 2022, laissant derrière lui un parcours politique contrasté. L’homme politique à poigne, rigoureux et ferme, à la réputation forgée en tant que Premier ministre du Mali de 1994 à 2000, a laissé la place à un président de la République contesté, de 2013 à 2020. Retour sur le parcours de celui qui aura consacré sa vie à servir le Mali.

Né le 29 janvier 1945 à Koutiala, Il aurait eu 77 ans le 29 janvier 2022. Mais Ibrahim Boubacar Keita a passé l’arme à gauche 13 jours avant cet anniversaire qui se serait déroulé, s’il avait eu lieu, sobre dans l’intimité familiale de sa résidence privée sise à Sebenikoro. Une résidence héritée de son père, Boubacar Keïta, ancien fondé de pouvoir du Trésor, à laquelle l’ancien président de la République était particulièrement attachée.

Le parcours politique de celui qui a gravi tous les échelons de l’État depuis son retour au pays dans les années 1980, après 26 années passées en France, est assurément le plus abouti et le plus dense de toutes les grandes figures politiques contemporaines du Mali. Il peut se résumer en trois grandes étapes, ponctuées de fortunes diverses. La première, débute lors de sa nomination comme Conseiller diplomatique du président Alpha Oumar Konaré en 1992 et dure jusqu’à l’année 2000, période où il fut successivement ambassadeur en poste à Abidjan, chef de la diplomatie malienne, puis Premier ministre. La seconde démarre en 2002 après sa 1ère défaite à la présidentielle qui le conduit malgré tout à la tête de l’Assemblée nationale (2002-2007), suivie d’une période de traversée du désert. La troisième et dernière grande étape, commence avec son élection à la présidence de la République, en août 2013, pour s’achever au moment du putsch militaire en 2020.

Premier ministre à poigne

En février 1994, quand le président Alpha Oumar Konaré le nomme à la primature, Ibrahim Boubacar Keita, en déplacement à Addis Abeba, n’est à l’époque à la tête de la diplomatie malienne que depuis quelques mois. IBK Premier ministre doit alors faire face à des grèves et une crise scolaire et estudiantine sans précédent, dans un contexte d’ajustement structurel imposé par le FMI et de dévaluation du franc CFA. C’est aussi l’époque où la rébellion touareg sévit. Sur ces différents fronts le chef du gouvernement réussit à trouver des alternatives rigoureuses, procède à de nombreuses arrestations, y compris de leaders estudiantins et religieux, déclare l’année scolaire blanche, et parvient finalement à renouer le dialogue et à restaurer l’autorité de l’Etat. second mandat en 1997.

« Un Premier ministre d’autorité, très convivial, qui avait le sens de l’équipe, qui déléguait et qui assumait et pour le président de la République et pour les ministres ». C’est en ces termes que Moustaph Dicko, ancien ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique décrit IBK. « Il a permis de redresser notre pays et de jeter les bases d’une étape démocratique forte (…) Ibrahim Boubacar Keita a été un excellent Premier ministre, qui a rendu à notre pays sa stabilité et a permis de restaurer l’autorité de l’Etat, », ajoute-t-il.

Du perchoir à la traversée du désert

Démissionnaire de la primature en février 2000, IBK pense devoir se préparer pour être le porte-étendard de l’ADEMA à l’élection de 2002. Or, il est mis en minorité au sein de son parti lors d’un congrès qui voit le club des rénovateurs, incarné par le clan CMDT et mené par Soumaïla Cissé, prendre le dessus. IBK démissionne alors avec fracas en octobre 2000 et prend du champ au Gabon, où il compte parmi ses soutiens l’ancien président Omar Bongo Ondimba.

Pour partir à l’assaut de Koulouba, IBK créée le 30 juin 2001 le Rassemblement pour le Mali (RPM) avec de nombreux transfuges de l’ADEMA qui lui sont restés fidèles. Son aura et son bilan à la primature font de lui l’un des favoris à l’élection présidentielle d’avril 2002. A l’issue du 1er tour, arrivé 3ème avec 21,03% des suffrages et seulement 3 500 voix d’écart avec le second, Soumaïla Cissé, ses partisans crient à la fraude électorale suite à l’annulation de plus de 541 000 voix, essentiellement à Bamako, fief d’IBK. Ce dernier appel au calme et apporte son soutien à ATT qui sera éluau 2nd tour.

Dans la foulée, les élections législatives consacrent en juillet 2002 la victoire du RPM qui arrive en tête avec 46 députés sur 147, ce qui permet à son leader d’être consensuellement élu à la tête de l’institution, où il fait office d’allié exigeant du pouvoir exécutif, jusqu’à 2006 et la signature de l’Accord d’Alger, un désaccord profond synonyme d’opposition pour le RPM. Vaincu à la présidentielle de 2007, IBK entame alors sa traversée du désert, malgré sa réélection en tant que député RPM, qui n’en compte plus que 11.

Présidence contestée

Après le coup d’Etat du capitaine Sanogo contre ATT en mars 2012, IBK revient sous les radars. Victimisé, son aura d’homme à poigne intacte, il surfe sur le sentiment d’honneur perdu des Maliens après la débâcle de son armée. « Il apparaissait objectivement comme celui qui, du fait de son parcours, ses réseaux et son expérience, pouvait remettre de l’ordre dans la maison Mali, redresser l’appareil militaire, et mettre fin à la grande corruption », souligne un diplomate en poste à l’époque. Résultat des courses,  « Kankelentigui » est triomphalement élu en aout 2013 avec 77% des voix.

« L’excellent Premier ministre a rappelé au souvenir des maliens le candidat IBK, ils en ont fait le président de la République. Je pense que l’homme est un tout, il a des forces et des faiblesses, IBK n’y échappe pas », résume Moustaph Dicko, tout en nuançant le rôle des militaires et des religieux dans l’accession au pouvoir du Président Keïta.

La rébellion touarègue, la perte de contrôle de pans entiers du territoire, la débâcle de l’armée et la faiblesse de l’appareil de défense, l’apparition du djihadisme, l’affaissement de l’autorité de l’Etat, la corruption endémique, la faillite de l’éducation nationale, et le contexte économique global, sont autant de difficultés dont le président élu a hérité. « Quand il revient en 2013 après une longue traversée du désert, notre pays avait évolué. Notre système institutionnel s’était plus ou moins dévoyé. Il y avait plus l’image de l’individu que l’image du groupe. L’individu ayant pris le pas sur le collectif, de même que les projets personnels sur les projets pour le pays, il n’y avait plus de cohésion au niveau de la gouvernance d’IBK », explique Moustaph Dicko, qui a longtemps cheminé avec lui, un « frère et ami » depuis le congrès constitutif de l’Adema en 1991. « Sa seule personnalité ne suffisait pas, il fallait en plus un projet commun, un engagement commun, une vision commune, ce qui n’a plus existé quand il est revenu au pouvoir ».

Selon l’analyste politique Salia Samaké, il y a « également le facteur âge qui a fait son effet, et dont il faut tenir compte », mais également le choix des hommes, pour lequel le président admettait volontiers qu’il n’avait pas eu « la main heureuse », et une gestion relativement lointaine des affaires de l’Etat. Les scandales provoqués par l’acquisition de l’avion présidentiel et d’équipements militaires, dont les dossiers sont en cours d’instruction par la justice, ont provoqué l’émoi auprès de l’opinion dès la première année de sa présidence, tout comme la perception d’une gestion clanique du pouvoir. Ajoutés aux difficultés à juguler l’insécurité et aux fréquents changements de gouvernement, le président IBK est devenu impopulaire auprès d’un peuple qui l’avait plébiscité, et envers lequel il vouait selon ses propos un « amour fou ». L’émergence du mouvement Antè A bana, qui bloqua le projet de réforme institutionnelle en 2017, en fut l’illustration, tout comme la contestation de sa réélection en 2018.

Un bilan qui reste à écrire

Au chapitre des avancées, la signature d’un accord de paix avec la rébellion armée, le développement de certaines infrastructures économiques (routes, échangeurs, centrales énergétiques, logements sociaux), l’extension de la couverture maladie universelle, tout comme la montée en puissance de l’armée et la relance de la production agricole, sont à l’actif de la gouvernance IBK.

Il est sans doute trop tôt pour dresser un bilan exhaustif des années IBK. Mais jusqu’au bout, le Président, qui sera conduit à sa dernière demeure ce vendredi 21 janvier après des obsèques nationales dus à son rang, aura servi le Mali « de toutes ses forces, pas toujours avec le même bonheur en retour  mais, j’en suis sûr, avec la même volonté », conclut Moustaph Dicko qui regrette la perte d’un homme qui aimait profondément le Mali.

Mohamed Kenouvi

IBK : les derniers mois d’un homme éteint

Son humour et ses locutions latines nous manqueront à jamais. Ibrahim Boubacar Kéïta, Boua, le vieux, est décédé ce dimanche 16 janvier en sa résidence de Sébénikoro des suites d’une longue maladie. Depuis sa chute le 18 août 2020 à la suite d’un coup d’Etat militaire, l’homme gardait le silence. Retour sur ces derniers mois.

« Qu’Allah aide et bénisse le Mali. Je n’éprouve aucune haine vis-à-vis de personne. Mon amour pour mon pays ne me le permet pas. Que Dieu nous sauve.» Voilà la phrase qui a ponctué la dernière sortie médiatique d’Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), au soir du 18 août 2020, jour du coup d’État qui l’a renversé.

Depuis cette date, l’ancien président avait gardé le silence et avait disparu de la scène publique. Malade, il partageait sa vie entre un hôpital américain àAbou Dhabiet sa résidence de Sébénikoro, entouré de ses proches. Mais il prenait surtout du temps pour lui. Beaucoup de ses anciens compagnons, alliés politiques, ou simples amis, ne le voyaient plus.

« Un homme éteint »

Plusieurs témoignages concourent à dire qu’IBK avait perdu de sa superbe ces derniers temps. « Ce qui est frappant, c’est qu’il apparaissait comme éteint, avait perdu sa flamboyance et qui ne lisait plus. Et un IBK qui ne lit plus, cela était quelque chose de terrible ! Il avait également perdu son humour et s’était recroquevillé sur lui-même», rapporte notre source. « Il ne prenait plus convenablement ses médicaments, et ne s’alimentait plus comme il le fallait. Je crois qu’il était dépité, démoralisé et profondément affecté. Un ressort s’est cassé, ressort physiologique, moral et intellectuel », renchérit une autre source.

Quant à ses activités politiques, IBK les avait abandonnées. « Il ne s’intéressait plus à la vie du parti, le Rassemblement pour le Mali (RPM), qu’il avait créé en 2001 et qui l’avait porté au pouvoir en 2013. « Depuis le coup d’Etat il n’a pas donné un seul mot allant dans le sens d’un conseil, d’une instruction particulière ou d’une demande de rencontre avec le parti », explique Me Baber Gano, secrétaire général du RPM.Il poursuit qu’IBK étant en résidence surveillée dans la foulée du coup d’État et jusqu’en janvier 2021, les contacts politiques étaient difficiles.

Crise et déclic

Après une détention de plus de deux semaines par l’ex-CNSP (Comité national pour le Salut du peuple), Ibrahim Boubacar Kéïta avait été autorisé à quitter le Mali le 5 septembre 2020 pour recevoir des soins aux Émirats arabes unis après un court accident vasculaire cérébral (AVC). De retour à Bamako quelques semaines plus tard, la junte au pouvoir l’avait remis dans ses droits en lui octroyant les prérogatives d’ancien chef d’État. Cependant, l’état de santé d’IBK ne s’améliorait pas, nécessitant un suivi régulier dans la capitale émiratie. Il était rentré à Bamako de son dernier séjour en novembre 2021, sans que le mal qui le rongeait n’ait pu être circonscrit.

Selon ses proches, il avait réellement été peiné par les multiples contestations et trahisons qui se sont soldées par le coup d’Etat militaire. Les ennuis judiciaires de son fils Karim Keïta, exilé à Abidjan, et l’éloignement de ses petits enfants le rongeaient, tout comme la situation d’un Mali isolé et mis au banc des nations

Lors de sa « démission » au Camp Soundiata Kéïta de Kati, c’est d’une voix grave et solennelle qu’il avait reconnu avoir « essayé de redresser le pays du mieux de ses efforts pendant sept ans », insistant pour « qu’aucun sang ne soit versé pour son maintien aux affaires». « Il avait de vraies intentions pour le pays. Certaines ont été traduites en actions. Mais souvent les personnes envoyées ou commises pour ce faire ont trébuché avec le panier », justifie une source qui l’a côtoyé depuis les débuts du RPM jusqu’au décès de l’ancien chef de l’État.

Notre source poursuit avoir discuté il y’a encore peu avec IBK durant plus de 45 minutes et affirme avoir découvert un homme « mal à l’aise ». « C’était un homme qui a toujours porté le Mali dans son cœur. Et ses derniers jours ayant coïncidé avec les jours actuels du pays, cela ne pouvait pas le laisser indifférent. Lors de mon dernier entretien avec lui, durant près d’une heure, j’évitais moi-même certains sujets pour ne pas le mettre mal à l’aise. C’était vraiment difficile. »

Boubacar Diallo