Mali – « Déstabilisation de la transition » : un casse tête judiciaire

Quand la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Bamako a annulé le 2 mars la procédure et les mandats délivrés contre Mahamadou Koné, Souleymane Kansaye, Vital Robert Diop, AguibouMackyTall et Mohamed Youssouf Bathily, et ordonné leur mise en liberté, c’est un ouf de soulagement qui a gagné les proches et amis des accusés, tout comme les représentants de la communauté internationale, attachés à l’indépendance de la justice. Mais dans la soirée, ce satisfecit quasi-général était vite douché par l’intervention dans le JT de 20h de l’ORTM du procureur général Idrissa ArizoMaïga, annonçant un pourvoi en cassation.

« Conformément à nos réquisitions écrites, on n’est pas d’accord avec la décision de la chambre d’accusation, même si notre représentant à l’audience était d’avis pour l’annulation, ça c’est du droit parce qu’au parquet on dit que la plume est serve, et que la parole est libre », a t-il déclaré, pour expliquer le pourvoi. Pour le citoyen lambda, outre le langage d’initiés, il est difficile de comprendre comment un procureur général peut faire appel d’une décision qui va dans le sens du réquisitoire de l’avocat général, représentant du ministère public. Ce dernier, en la personne d’Alou Nampé, avait en effet plaidé le 16 février en faveur de l’annulation pure et simple de la procédure pour vice de forme. La chambre d’accusation siégeant seulement les mardis, le délibéré avait été reporté du 23 février au 2 mars, du fait de la mutation vers la Cour Suprême de l’avocat général et de deux des trois juges siégeant à la Cour d’appel. Un changement intervenu pour éloigner des magistrats considérés comme trop indépendants? Quoiqu’il en soit,leurs remplaçants auront « dit le droit »,comme s’en réjouissait KassoumTapo, leader du pool d’avocats, peu de temps après l’énoncé du verdict : « c’était un dossier vide, pour lequel on a voulu instrumentaliser la justice. Aujourd’hui, c’est la démocratie qui gagne. Espérons que cette décision fasse jurisprudence pour que plus personne ne soit détenu illégalement par la sécurité d’État ».

Bataille judiciaire

Passé ces réjouissances, la défense a un temps envisagé d’introduire un recours en interprétation auprès de la Cour d’appel, dès la confirmation du pourvoi en cassation. L’objectif était d’obtenir que celle-ci tranche sur la question du caractère exécutoire ou non du pourvoi, qui ouvrirait la voie à une libération des détenus sans attendre la suite de la procédure auprès de la Cour suprême. Mais cette option a finalement été abandonnée afin de ne pas ralentir l’avancée d’une affaire dont le temps d’aboutissement est déjà suffisamment incertain. Conséquence, Mohamed Youssouf Bathily, dit Ras Bath, chroniqueur sur la radio Renouveau FM, Vital Robert Diop, directeur général du PMU Mali, Souleymane Kansaye, receveur général du District de Bamako pour le Trésor public, Mahamadou Koné, trésorier payeur général, et AguibouMackyTall, directeur général adjoint de l’Agence de gestion du fonds d’accès universel (AGEFAU), tous accusés de « complot contre le gouvernement et association de malfaiteurs », et « d’offense à la personne du chef de l’État » pour Ras Bath, restent détenus à la Maison centrale d’arrêt de Bamako depuis le 31 décembre 2020, soit 10 jours après leur arrestation par la sécurité d’État. Quant à celui qui est désigné comme le « cerveau » du présumé complot, l’ancien Premier ministre Boubou Cissé, il se trouve « en lieu sûr » selon ses proches, et « introuvable » selon la justice, qui n’a pourtantentamé aucune poursuite à son encontre. Une chose qui « en dit long sur les incohérences de toute cette procédure », selon un proche du dossier, « car ils n’ont absolument rien contre lui ». Également interpelé au début de l’affaire, Sékou Traoré, ancien Secrétaire général de la présidence, est la septième personnalité accusée. Il a rapidement été relâché, protégé par son statut de magistrat et son rang de ministre, qui lui ont permis d’être renvoyé directement devant la Cour suprême, seule habilitée à instruire des dossiers qui concernent des ministres en exercice.

Tous les regards sont désormais tournés vers la plus haute juridiction du pays, dont la décision pourrait prendre plusieurs semaines. Les avocats travaillent à l’enrôlement du dossier lors de prochaine audience qui se tiendra le 15 mars. Dans le cas contraire, il faudra attendre le mois suivant, les audiences ne se tenant qu’une fois par mois.

L’indépendance en question

L’instance suprême agira t-elle en toute indépendance ? C’est la question que beaucoup se posent.Il est permis d’en douter, malgré les communiqués de presse dans lesquels les syndicats de la magistrature aiment à clamer ce sacro-saint principe. La décision du procureur général de faire appel n’a t-elle pas été annoncée après une rencontre au ministère de la Justice ? La sécurité d’Etat, qui est à l’origine de l’enquête et des soupçons de déstabilisation des institutions n’est-elle pas sous la tutelle de la Présidence de la République ?Et que penser des mutations qui viennent d’être effectuées ?Selon le Dr Mamadou Guissé, enseignant-chercheur à la faculté de droit privé, « si les personnes inculpées sont libérées, cela peut porter un coup rude aux services de renseignement ». Éviter le discrédit d’un service aussi stratégique que la SE, au mépris de la justice ?

« La Chambre d’accusation a dit le droit, il n’y a aucun doute », tranche le Professeur Kissima Gakou, doyen de la faculté de droit privé de Bamako (FDPRI). « Elle ne regarde pas les faits et l’appel lui a demandé de statuer sur les irrégularités de droit ». Des faits qui, même s’ils n’ont pas permis d’établir des infractions, sont des indices sur lesquels « le pouvoir semble s’être précipité, dans un contexte où le danger pouvait venir de partout », ajoute le Professeur Gakou. Et le docteur Guissé d’affirmer que l’on peut se réjouir de « la petite forme d’indépendance des institutions judiciaires que l’on commence à voir », parce qu’auparavant, chaque fois que l’État avait une position elle était soutenue jusqu’au bout par tous les acteurs de l’appareil judiciaire. La « cacophonie » entre la Chambre d’accusation et le Procureur permet de se rendre compte que « le droit mérite d’être dit et sera peut-être dit ».

Scrutée par les défenseurs de droit et des libertés, l’attitude de la justice est la seule qui doit retenir l’attention dans ce dossier, estime Maitre Mamadou Ismaïla Konaté, avocat et ancien ministre de la Justice. « Les gens ont été arrêtés par la sécurité d’État et non par la justice, ce qui est une première anomalie. Arrêtés dans des conditions irrégulières et forcément détenus dans les mêmes conditions ». Et, enfin, « la DGSE passe la main à la justice, un blanchiment de la procédure », s’indigne Maître Konaté. S’interrogeant sur le pourvoi du Procureur général, il ajoute que, la prison étant l’exception, le maintien en prison peut constituer une « violation flagrante des libertés ». Il déplore le fait qu’un « contexte politique vient polluer le dossier ». La « déstabilisation est une infraction à poursuivre, mais on ne doit pas perdre de vue le respect de la procédure », poursuit-il.

En attendant l’issue de cette procédure, l’affaire continue de susciter les débats et certains acteurs alertent sur la nécessité de sauvegarder les principes de liberté individuelle et collective, même dans un contexte particulier comme celui du Mali.