Justice : Faut-il-croire à la fin de l’impunité?

Souvent considérée comme le maillon faible de la lutte contre la corruption, la justice suscite désormais l’espoir, de l’aveu de nombreux observateurs. Mais, pour remplir dignement sa fonction originelle, celle de bâtir une société équitable où seule la force de la loi prévaut, elle a besoin du « soutien » de la société, au nom de laquelle elle est rendue. En plus donc de l’action des juges chargés de cette délicate mission, il faut un véritable changement de « nos valeurs normatives », qui sont souvent importées.

« L’appel à témoins du Procureur n’est pas un tournant. C’est un moyen entre les mains du juge qui n’était pas utilisé », déclare Maître Mamadou Ismaïla Konaté, avocat et ancien ministre de la Justice. Démarche normale dans une procédure où le Procureur qui déclenche l’action publique ne dispose pas d’informations suffisantes, l’appel à témoins du Procureur de la République près le Tribunal de première instance de la Commune III du District de Bamako, en charge du Pôle économique et financier, Mamadou Kassogué, a néanmoins eu un retentissement important dans l’affaire dite « des aéronefs cloués au sol » et celle des « ristournes des cotonculteurs ». Deux affaires « symboles » dans la lutte contre la corruption, que désormais les acteurs veulent intense et plus efficace.

Sur le plan judiciaire, et dans le cas de procédures pénales comme celle de détournements de deniers publics faisant actuellement l’objet d’une enquête ouverte par le Procureur, lorsque  ce dernier n’est en possession d’aucun élément permettant d’aller plus loin que l’ouverture de l’enquête, il faut qu’il sollicite les tiers afin que ces derniers mettent à sa disposition tous les éléments permettant de faire progresser l’enquête, explique Maître Konaté.

Cette démarche inédite est un signe qui « redonne de l’espoir et redore le blason de la justice », estime pour sa part le Professeur Clément Dembélé, Président de la Plateforme de lutte contre la corruption et le chômage au Mali (PCC). D’une « justice à deux vitesses », ces procédures révèlent « une nouvelle génération de magistrats », qui doit être « encouragée parce qu’elle a  besoin du peuple ». La nouvelle ère qui s’annonce est celle de la société civile, dont les « dénonciations sont désormais prises au sérieux » et d’une justice qui commence à s’assumer, assure le Président de la PCC.

Appuyer la justice

« J’espère que les populations vont être conscientes de l’intérêt de participer à la justice, parce qu’il faut constater que la justice est rendue au nom du peuple du Mali et c’est lui qui doit être derrière les décisions », ajoute Maître Konaté, qui estime c’est « la participation à une œuvre de bienfaisance », lorsque l’on dispose d’éléments concernant une affaire pendante au niveau de la justice, que de les mettre à sa disposition.

Si la population doit aider la justice dans son travail, l’indépendance de celle-ci, par contre, ne s’octroie pas. Parce que « la justice est indépendante ou n’est pas ». En effet, pour ce faire, elle ne peut compter sur « aucune autorité ». Ministre, Premier ministre, membres du gouvernement ou même Président, « l’instinct des hommes est de tenir la justice comme un chien en laisse. Lâcher le chien sur des gens qui ne sont pas de son camp et le retenir au contraire », poursuit Maître Konaté. Et, dans une telle dynamique, seuls les juges peuvent être conscients de l’importance de leur  rôle dans la société et agir en conséquence. C’est-à-dire appliquer « la loi en toute circonstance », sans considération de la personne et de son statut ou de son origine. Mais la démarche, dans le cadre de la lutte contre la corruption, n’est qu’un aspect de l’indépendance de la justice. Elle ne sera jamais suffisamment libre si elle ne poursuit pas dans un camp comme dans l’autre pour garantir l’équité. Un des principes de la justice dont le respect est essentiel à son bon fonctionnement.

Même si la dynamique actuelle est positive et doit se poursuivre, elle nécessite une refondation de notre système de justice, calqué sur un modèle qui n’est pas le nôtre et donc peu accessible au citoyen ordinaire.

Une justice nouvelle

La nouvelle ère qui s’annonce équivaut à une appropriation de la justice par la population. « Les citoyens doivent se rendre compte que la justice est la leur », explique Maître Konaté. Chaque centime public dépensé par une personne, quel que soit son rang, doit être utilisé dans le cadre de l’intérêt général  et sous le contrôle du citoyen.

Cependant, afin que le citoyen puisse exercer à souhait ce contrôle, encore faut-il qu’il comprenne le fondement de cette justice, censée le défendre. Plus que l’indépendance des juges, l’un des problèmes de la justice est « la non pertinence de l’architecture du système judiciaire », assure M. Mahamadou Diouara,  sociologue. Les normes (lois et coutumes) doivent être la somme des expériences acquises par les générations précédentes, transformées en mesures préventives et coercitives, pour empêcher les générations futures de commettre  les mêmes erreurs. Mais nos références en la matière sont celles d’un autre peuple et notre justice « est amnésique de l’expérience de notre peuple en termes de savoirs et de savoir-faire »,  ajoute le sociologue. Par exemple, le Président de la République, qui est le chef de l’Exécutif, est aussi le Président du Conseil supérieur de la Magistrature. L’Exécutif étant dépositaire des biens publics et fondé à les utiliser à des fins de satisfaction des besoins publics, est la principale cible de la justice, qui doit contrôler la régulation de son action. Ce qui est « contre nature ».

L’autre difficulté est que le « Mali traverse une crise d’origine ontologique à conséquences sociétales et à retombées politiques et sécuritaires ». C’est l’homme  dans son identité qui est en crise, parce qu’il porte dans son esprit des valeurs qu’il n’incarne pas dans ses actes. Le réflexe d’auto protection et celui d’auto défense se développent donc au détriment de la construction collective. Et la justice n’échappe pas à cette gangrène.

Même si plusieurs institutions, comme le Bureau du vérificateur général (BVG), d’inspiration canadienne, sont inefficaces dans la lutte contre la corruption, d’autres, comme l’Office central de Lutte contre l’enrichissement illicite (OCLEI) sont « une coquille vide qui n’est pas capable de convoquer les responsables pour venir déclarer leurs biens », s’emporte Clément Dembélé. Mais, derrière cet immobilisme, le Président de la PCC voit un manque de volonté politique. C’est pourquoi la plateforme a décidé de déposer des plaintes en fonction des rapports du BVG et d’exiger l’ouverture d’enquêtes. Elle déterminée à mener le combat, convaincue « que ceux qui volent » ne sont que des hommes de main chargés de renflouer les caisses des partis politiques.

Un combat social

« Le traitement de la corruption doit être plus profond. Il faut poursuivre ceux dont on a la preuve de la culpabilité, mais non se limiter à quelques-uns », suggère le sociologue Diouara. Le problème est que la corruption s’est généralisée. Elle est rentrée dans les mœurs. Des valeurs comme la tolérance, la solidarité, le partage, qui étaient utilisées et encadrées par la morale, sont aujourd’hui utilisées par « des gens pour user de biens mal acquis ou les acquérir par des voies frauduleuses, afin de pouvoir honorer une solidarité qui, au lieu d’émaner de celui qui est solidaire, est exécutée par celui qui doit bénéficier de la solidarité ». Malgré « le niveau de travestissement de nos mœurs », le sociologue reste cependant optimiste.

« On peut échapper à la justice, à la police, mais pas au regard jugeant de la société. Il faut que notre société retrouve cette capacité coercitive, fondée sur l’éthique et la morale, sinon on aura du mal à combattre la corruption.  Cela peut se construire et il y a des mécanismes pour le faire », conclut-il.