« Le terrorisme au Sahel, conséquence de la prévarication érigée en mode de gouvernance »

Le chroniqueur de Lemonde.fr, Laurent Bigot, souligne la prédation des élites ouest-africaines et l’aveuglement – voire l’approbation – de la communauté internationale.

 Lorsque les médias parlent du Sahel, c’est pour évoquer la menace terroriste sous toutes ses formes – une menace bien réelle, comme l’ont récemment montré l’attentat à Ouagadougou, le 13 août, ou les attaques contre les Nations unies au Mali, le lendemain. C’est également le cas pour les autorités françaises, qui communiquent abondamment sur le sujet afin de vanter et de justifier le déploiement de l’opération militaire « Barkhane » dans la bande sahélo-saharienne (BSS en langage militaire). Or le sujet central du Sahel n’est pas celui-là.

Le terrorisme, ou plutôt la montée en puissance des groupes armés dans le Sahel, est la conséquence d’une grave crise de gouvernance qui touche toute l’Afrique de l’Ouest. Cette crise de gouvernance se caractérise par une disparition de l’Etat au service des populations, car l’Etat moderne est privatisé par les élites politiques à leur profit. Cette privatisation – Jean-François Bayart parle de patrimonialisation – s’est accélérée ces dernières années pour atteindre un niveau tel que, désormais dans les pays sahéliens, les populations sont livrées à elles-mêmes, plus aucune entité (Etat ou autre) n’étant chargée d’une forme d’intérêt général.

C’est particulièrement le cas au Mali, au Niger et en Mauritanie. Ces Etats ont tous en commun un système politique miné, accaparé par une élite prédatrice dont les méthodes ont non seulement porté l’estocade à ce qu’il restait de l’Etat et de son administration, mais en plus ont fait entrer au cœur même du pouvoir le crime organisé. La conquête du pouvoir et sa conservation ne sont perçues que comme un accès à une manne intarissable.

Les dégâts des ajustements structurels

Les Etats sahéliens ont été fragilisés, dans les années 1980, par les ajustements structurels imposés par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale au nom du libéralisme doctrinaire ambiant. Il fallait « dégraisser » la fonction publique, dont les secteurs les plus « gras » étaient l’éducation et la santé. Quelle politique « visionnaire » pour une zone qui allait subir quinze ans plus tard un choc démographique sans précédent dans l’histoire de l’humanité !

Le Niger est aujourd’hui le pays qui a le taux de fécondité le plus élevé au monde, soit plus de sept enfants par femme. Le Mali n’est pas loin derrière, avec un peu moins de sept. Ce n’est plus une bombe à retardement, c’est une bombe qui a déjà explosé et dont les dégâts sont en cours d’estimation. Serge Michailof rappelle dans son remarquable livre Africanistan que le secteur manufacturier au Niger crée 5 000 emplois par an quand le marché de l’emploi doit absorber chaque année 200 000 jeunes…

Le secteur de l’éducation est sinistré. Les classes du primaire dans les quartiers populaires de Niamey ont des effectifs habituels proches de la centaine d’élèves, avec des enseignants si peu formés qu’une part importante ne maîtrise pas la langue d’enseignement qu’est le français. Au Sénégal, pourtant un pays qui se maintient mieux que les autres, le système éducatif est dans un tel état que le français, langue d’enseignement, recule au profit du wolof. Si la promotion des langues dites nationales est incontestablement un enjeu, aujourd’hui leur progression est d’abord le signe de la faillite du système d’enseignement.

Que dire des systèmes de santé ? Le niveau des soins est accablant. L’hôpital de Niamey est un mouroir. L’accès aux soins est un parcours du combattant semé d’étapes successives de corruption. Les cliniques privées fleurissent dans les capitales ouest-africaines pour une clientèle privilégiée, mais le peuple doit se contenter de soins qui relèvent plus des soins palliatifs que curatifs. Il faut dire que les élites politiques n’en ont cure, elles se font soigner à l’étranger et scolarisent leurs enfants dans les lycées français (hors de prix pour le citoyen lambda, une année de scolarité pouvant représenter plusieurs années de salaire minimum) ou à l’étranger.

Des élections grossièrement truquées

Précisons à leur décharge qu’étant donné les dégâts causés par les ajustements structurels et la démographie actuelle, aucun Etat ouest-africain ne peut désormais relever sur ses seules ressources propres les défis de l’éducation et de la santé. Le rapport sénatorial sur la politique française d’aide au développement au Sahel (« Sahel : repenser notre aide au développement », juin 2016) rappelle un chiffre vertigineux : de 2005 à 2035, le Mali devra multiplier par 11 ses dépenses en la matière. La solidarité internationale pourrait en effet contribuer à financer ce type de dépenses, mais on butte sur le problème structurel qu’est la patrimonialisation ou la privatisation de l’Etat.

Aujourd’hui, les budgets de l’Etat sont exécutés en dépit du bon sens avec l’aval du FMI et de la Banque mondiale, qui froncent parfois les sourcils quand les ficelles de la prévarication deviennent trop grosses (on pense à la fâcherie de six mois des institutions de Bretton Woods, en 2014, après les surfacturations massives des marchés de défense au Mali, l’aide ayant repris sans qu’aucune procédure judiciaire n’ait été ouverte ni les méthodes changées…). Quand on sait que plus de 50 % du budget d’investissement de ces Etats proviennent de l’aide publique internationale, on peut légitimement s’interroger sur la désinvolture avec laquelle la communauté internationale gère l’argent du contribuable.

Cependant, l’irresponsabilité du système international de développement (Nations unies et coopérations bilatérales) est tel que cet argent est déversé sans aucun souci de rendre des comptes. Le critère de performance utilisé par l’Union européenne en la matière est le taux de décaissement. L’objectif est de dépenser les budgets. Savoir si cela est efficace et conforme à l’objectif fixé importe peu. Pour les autorités bénéficiaires, cette absence de responsabilité a développé un réflexe d’assistanat, le premier geste étant de tendre la main avant d’envisager quelque action que ce soit. Ensuite, c’est de se répartir la manne de l’aide, et ce d’autant plus facilement que les contrôles sur la destination finale et l’efficacité sont des plus légers.

Les élites politiques ont depuis une vingtaine d’années fait de la prévarication le mode de gouvernance le plus répandu. La démocratisation qui a suivi la vague des conférences nationales au début des années 1990 n’a rien empêché. Nombre d’élections qui se sont tenues depuis n’ont guère été sincères, parfois grossièrement truquées (deux cas d’école parmi tant d’autres : l’élection d’Alpha Condé en 2010 en Guinée, élu au second tour alors qu’il n’a fait que 17 % au premier tour et son adversaire 40 %, et celle de Faure Gnassingbé en 2015 au Togo, durant laquelle le dépouillement était environ à 40 % quand les résultats ont été proclamés…).

Tout cela avec l’approbation de la communauté internationale et les chaleureuses félicitations des différents chefs d’Etat français. La lettre de François Hollande adressée au président nigérien Issoufou en 2016 est un modèle du genre. Féliciter un président élu au second tour avec plus de 92 % des voix alors que son opposant principal a fait campagne depuis sa prison, c’est osé. Le monde occidental se targue d’être le défenseur de la cause des peuples en promouvant la démocratie, mais les peuples africains n’ont vu qu’une chose : ce monde occidental soutient les satrapes africains sans aucune considération pour les populations qui en subissent les dramatiques conséquences.

La politique financée par le narcotrafic

Cette situation dans le Sahel est un terreau propice au développement d’idéologies radicales et la lutte armée devient un horizon séduisant pour une partie de la jeunesse qui sait que, hors de l’émigration vers l’Europe ou de l’affiliation aux groupes armés, point de salut. L’affaissement de l’Etat dans les pays sahéliens s’est accéléré avec la montée en puissance des divers trafics en zone sahélo-saharienne et notamment avec le trafic de cocaïne en transit vers l’Europe.

La vie politique de ces Etats s’est financée auprès de narcotrafiquants notoires qui n’ont pas hésité à prendre la place du généreux guide libyen Kadhafi. C’est ainsi qu’un conseiller du président malien Amadou Toumani Touré (2002-2012) était un trafiquant notoire, aujourd’hui reconverti au Burkina Faso. C’est aussi l’affaire emblématique du Boeing chargé de cocaïne qui se pose en 2009 dans le désert malien et dont le déchargement a été supervisé par un officier supérieur de l’armée malienne, aujourd’hui général. L’un des principaux soutiens financiers du parti du président nigérien Issoufou était Chérif Ould Abidine (décédé en 2016), dont le surnom était « Chérif Cocaïne »…

La frontière entre l’Etat et le crime organisé s’est estompée progressivement, laissant les populations livrées à leur sort. L’islam radical s’est répandu comme un modèle alternatif à la démocratie, laquelle est perçue par une part grandissante de la population comme une escroquerie idéologique visant à maintenir en place des kleptocraties. Le réarmement moral passe désormais par l’islam dans sa version la plus rigoriste (et étrangère aux pratiques confrériques du Sahel), soutenu par une classe politique qui a utilisé la religion pour faire du clientélisme.

Les groupes armés dits djihadistes tels qu’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ou Ansar Dine, qui eux-mêmes recourent volontiers aux réseaux et aux pratiques mafieux, évoluent désormais dans un environnement de moins en moins hostile. Quand j’entends parler de terrorisme djihadiste au Sahel, je pense souvent à un magicien qui, pour réaliser son tour, attire l’attention du public avec la main droite et réalise son tour avec la main gauche. Le terrorisme, c’est la main droite. La réalité du tour, la main gauche, c’est la grave crise de gouvernance dont personne n’ose parler.

Les Etats sahéliens ont parfaitement compris tout le bénéfice qu’ils pouvaient tirer de notre peur du terrorisme djihadiste : Jean-François Bayart parle de « rente diplomatique de la lutte contre le terrorisme ».Moyennant un discours engagé contre le terrorisme et l’autorisation pour l’armée française d’opérer sur leur territoire, ces dirigeants ont compris qu’ils ne seraient pas du tout inquiétés pour les graves dérives de gouvernance. La communauté internationale reproduit la même erreur qu’en Afghanistan lorsqu’elle avait soutenu le régime indécemment corrompu de Hamid Karzaï, ce qui n’avait fait que renforcer les Talibans et accélérer le rejet par la population des forces étrangères.

Rôle trouble des services algériens

A cette cécité sur les causes profondes, ajoutons celle relative au rôle joué par les services de sécurité algériens. Comment le mouvement d’Iyad Ag Ghali a-t-il été financé ? Où se replient Iyad et ses combattants ? Comment se fait-il que Mokhtar Belmokhtar sillonne en toute impunité la zone depuis vingt ans ? Des questions qui trouvent des réponses dans la complicité d’une partie des services de sécurité algériens.

Je me souviens d’un entretien à Bamako en 2009 avec Ahmada Ag Bibi, député touareg, à l’époque bras droit d’Iyad Ag Ghali et resté depuis lors proche du chef d’Ansar Dine. Il me disait que lorsque AQMI s’est installé en 2006-2007 dans l’Adrar des Ifoghas (Nord-Mali), Iyag Ag Ghali et ses hommes l’ont combattu. Le soutien logistique algérien dont bénéficiait Iyad Ag Ghali depuis des années s’est immédiatement interrompu. Il en a déduit que s’attaquer à AQMI, c’était s’attaquer à une partie des services de sécurité algériens. Il a donc composé.

Ahmada Ag Bibi a conclu cet entretien en me disant que l’Algérie poursuivait au Sahel sa guerre de décolonisation contre la France. Il a ajouté qu’il ne comprenait pas comment la France n’avait pas saisi que l’Algérie la considérait toujours comme un ennemi. Au cours de ma vie de diplomate, j’ai pu constater, en effet, l’angélisme dont fait preuve la France à cet égard. C’est troublant.

On pourrait aussi parler des autorités des pays sahéliens qui négocient des pactes de non-agression avec ces groupes armés. C’est le cas de la Mauritanie, comme l’attestent des documents saisis par les Américains lors du raid mené contre Oussama Ben Laden en 2011 au Pakistan.

Bref, résumer la situation sécuritaire du Sahel à sa seule dimension « terroriste » est un raccourci dangereux car il nous fait tout simplement quitter la réalité du terrain.

Le destin du Sahel ne nous appartient pas

Il ne peut y avoir d’ébauche de solutions sans un constat de vérité. Si ceux qui prétendent contribuer à la solution se racontent des histoires dès l’étape du constat, comment l’élaboration de réponses aux défis du Sahel pourrait-elle être un processus pertinent ? La communauté internationale tombe dans le même aveuglement qu’elle a savamment entretenu pendant cinquante ans sur la question de l’aide au développement.

Refusant de regarder une réalité qui dérange, on s’obstine dans des réponses qui n’ont aucun impact durable sur les réalités. Aujourd’hui, nous pensons l’Afrique depuis des bureaux et des salons de ministères ou de grandes organisations internationales dont la déconnexion avec la réalité est effrayante. Plus grave encore, notre réflexion repose sur des postulats inconscients qui pourraient expliquer notre manque d’humilité.

Et si la solution était que nous cessions de vouloir tout gouverner ? Quel est ce postulat intellectuel qui consiste à considérer comme admis que nous avons la solution aux problèmes du Sahel ? Pour ma part, je pense que la solution est entre les mains des peuples concernés. Il est temps de mettre les dirigeants de ces pays face à leurs responsabilités et qu’à leur obsession d’accroître leur patrimoine personnel se substitue enfin celle de s’occuper de leur propre pays.

J’entends souvent dire que nous ne pouvons pas ne rien faire. Ah bon ? Pouvez-vous le démontrer ? Accepter que la solution puisse se mettre en place sans nous, est-ce à ce point inacceptable pour notre cerveau d’Occidental ? Des milliers d’heures de réunions dans les ministères et organisations internationales pour parler du Sahel, avec, 99 % du temps, aucun représentant de ces pays et, 100 % du temps, sans aucun point de vue des populations concernées, est-ce la bonne méthode ? Ne pourrions-nous pas accepter l’idée que nous ne savons pas ? Ne pourrions-nous pas accepter que le destin du Sahel ne nous appartient pas ?

Ou alors, si nous estimons en être coresponsables, accordons aux pays du Sahel la même coresponsabilité sur la gestion de notre propre pays. La relation serait ainsi équilibrée. Mais sommes-nous prêts à recevoir des conseils venus du Sahel ? Les trouverions-nous pertinents ? Pas plus que les populations sahéliennes lorsqu’elles nous entendent disserter sur leur sort…

Laurent Bigot « Tant qu’on attendra la solution de la France, il ne se passera rien ! »

Ancien diplomate français et consultant indépendant, Laurent Bigot, connu pour ses analyses sur la politique sécuritaire en Afrique, revient sur les enjeux de la visite d’Emmanuel Macron à Gao.

Lors de sa visite à Gao, Macron a appelé l’Algérie à arrêter le double jeu avec Iyad Ag Ghaly. Est-ce à dire que la politique entre la France et le Mali prend une nouvelle tournure ?

Je ne crois pas aux postures et je me méfie des discours. Dans ces sujets sensibles, la discrétion est de mise. Je ne suis pas certain qu’en interpellant publiquement l’Algérie, on obtienne de meilleurs résultats. Si la France a des choses à dire à Algérie, il y a une relation bilatérale pour cela.

N’est-il pas trop tard pour que la France et ses alliés africains cessent de payer le lourd tribut de leurs compromissions passées avec le terrorisme ?

Il n’est jamais trop tard, c’est un principe de l’action politique! Quant aux compromissions auxquelles vous faites allusion, je ne sais pas de quoi vous parlez. En revanche, je peux dire qu’il est temps que la complaisance avec la mauvaise gouvernance cesse car c’est bien cela le cœur du problème. À toujours désigner les terroristes comme coupables, on oublie que le problème structurel est la mauvaise gouvernance des élites politiques.

« L’opération Barkhane ne s’arrêtera pas avant que l’ensemble des groupements terroristes n’aient été éradiqués », a annoncé Emmanuel Macron. Quelle peut être sa nouvelle politique sécuritaire pour les années à venir en rapport avec Barkhane ?

Avec une telle annonce, on signe un bail de cent ans pour Barkhane! Les dirigeants politiques sont obsédés par la communication. Il serait temps d’arrêter les roulements de tambour, de s’assoir et d’écouter, humblement, ceux qui souffrent de cette situation et à qui on ne donne jamais la parole.

Quid des engagements du président français pour renforcer le dispositif sécuritaire de la force Barkhane ?

Le Nord du Mali est hors contrôle, plongé dans une spirale de violence comme jamais il n’en a connu. On peut toujours renforcer Barkhane mais quand comprendra-t-on que la solution n’est pas là ? Regardez l’Afghanistan et l’Irak! Ce sont les Maliens qui ont la solution et tant qu’ils attendront la solution de la France, il ne se passera rien!

« Agir vite, fort et de manière déterminée sur le plan politique et militaire ». Comment cette déclaration d’Emmanuel Macron pourrait se concrétiser sur le terrain ?

Posez-lui la question! Tout ça c’est de la communication. Ce sont des lieux communs.

 

« Un sommet Afrique-France ? Pourquoi pas, mais, de grâce, pas au Mali ! »

Le chroniqueur de Le Monde Afrique, déplore l’absence de vision politique de la France, engagée au Mali, et la faillite des responsables politiques maliens.

Le sommet Afrique-France se tiendra à Bamako les vendredi 13 et samedi 14 janvier. Si le débat sur l’utilité d’un tel sommet est légitime, ce qui me dérange le plus, c’est de le voir se tenir au Mali. Le Mali incarne à lui seul le mal qui ronge la sous-région : un pouvoir politique qui a fait de l’incurie sa marque de fabrique, une clique de kleptocrates qui ont mis en coupe réglée le pays et les logiques mafieuses qui sont désormais les seules qui prévalent dans tous les secteurs d’activité au Mali.

On pourrait qualifier le Mali de failed State, « Etat failli », mais je préfère parler de fake State, « un semblant d’Etat ». Le pouvoir malien a cultivé l’art de sauver les apparences, apparences au-delà desquelles la communauté internationale ne va pas. Le président Amadou Toumani Touré (ATT, 2002-2012) excellait dans cet art, bien servi il est vrai par les griots de la communauté internationale qui chantaient ses louanges. Aujourd’hui l’actuel président malien, Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), bénéficie des services d’un griot en chef prestigieux : François Hollande.

Essai non transformé

Le président français veut faire du Mali un exemple de la réussite de sa politique internationale. La décision d’intervenir militairement en janvier 2013 était sans nul doute une décision courageuse. Malheureusement, l’essai ne fut pas transformé à cause d’une absence totale de vision politique. Une opération militaire ne peut pas être un objectif en soi, une victoire militaire ne sert à rien si elle n’est pas le moyen d’atteindre un objectif politique.

Donc, une fois les djihadistes éparpillés, l’opération « Serval » a été rebaptisée, avec un mandat plus large, opération « Barkhane », les casques bleus ont débarqué au Mali et aujourd’hui le résultat est sans appel : le nord du pays est désormais hors contrôle.

Cette situation n’est pas que la conséquence d’une absence de vision politique de la part de la France. Elle est aussi et surtout de la responsabilité des autorités politiques à Bamako qui ont failli. Le peuple malien a confié en 2013 les rênes du pays à IBK dans le cadre d’une élection dont le résultat final ne peut être contesté. Aujourd’hui cette légitimité politique a disparu car le pouvoir politique a tout simplement renoncé à incarner l’intérêt national. Les « logiques patrimoniales », pour reprendre l’expression de Jean-François Bayart, ont pris le dessus sur toute autre considération, la kleptocratie érigée en mode de gouvernance.

Cette « gouvernance » n’est pas l’apanage du seul Mali. Le Niger et la Mauritanie, pays voisins du Mali, souffrent du même mal et, pour ce qui est du Niger, il bénéficie du même griot en chef, François Hollande. Le plus frappant, c’est le fossé qui existe entre la cécité du pouvoir politique français concernant la réalité de la situation politique dans la bande sahélienne et la perception qu’ont les opinions publiques africaines de leurs propres dirigeants.

Opinions publiques écœurées

Ces opinions publiques, écœurées, en particulier la jeunesse africaine, constatent que la France en particulier, la communauté internationale en général sont complices de ces pouvoirs kleptocrates. D’ailleurs, plus ces élites politiques faillissent, plus la générosité internationale déverse des milliards d’euros, une prime à l’incurie en somme. C’est ce qui a miné la légitimité de la coalition internationale qui a soutenu de manière indéfectible le régime outrancièrement corrompu d’Amid Karzaï en Afghanistan

Je me demande donc ce que pourra être le discours du président François Hollande lors de ce sommet : va-t-il continuer à faire le griot d’IBK et insulter l’intelligence des opinions publiques africaines ou va-t-il saisir cette opportunité pour un discours courageux ? La deuxième option ne consiste pas à juger ou à critiquer publiquement les autorités politiques du Mali. La France n’en a pas le mandat juridique ni le mandat moral. Il s’agit plutôt de rappeler que la France ne peut continuer à essayer de sauver un pays si ses dirigeants ne sont pas les premiers à mener ce combat. Il s’agit de rappeler aux peuples africains qu’ils sont les réels détenteurs du pouvoir et que ce sont eux, pour reprendre le programme du mouvement citoyen sénégalais Y en a marre, qui façonneront le NTA, le Nouveau Type d’Africain. La France et la communauté internationale n’ont pas ce pouvoir. Il leur revient juste de choisir leur camp. Si on me demande un avis, je leur recommanderai plutôt celui des peuples.

Laurent Bigot : « Les gens autour de la table de négociation sur l’Accord de paix, sont là pour de multiples raisons mais pas pour le bien-être du Mali ou de sa population »

Au Nord du Mali, le conflit qui oppose la CMA et la Plateforme, deux signataires de l’Accord de paix a provoqué un enlisement du processus. Les attaques terroristes qui s’intensifient dans la zone et la mort de Cheikh Ag Aoussa, chef d’État-major du Haut conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA), décédé dans l’explosion de son véhicule samedi dernier, sont autant d’événements très préoccupants. Le Journal du Mali s’est entretenu sur ces sujets avec Laurent Bigot, ancien diplomate français au département Afrique de l’Ouest du Quai d’Orsay, aujourd’hui consultant indépendant spécialisé dans le conseil en stratégie sur l’Afrique.

Quel est votre point de vue sur la situation au Nord du Mali, au vu des événements préoccupants de ces derniers mois ?

Ce qui se passe au Nord du Mali est un bazar sans nom. Il y a des groupes armés qui fleurissent en nombre à chaque fois qu’il y a un nouvel intérêt catégoriel, ou surtout lié au trafic. Il y a même des groupes armés soutenus par Bamako, c’est quand même assez incroyable, et on les accepte autour d’une table de négociation ! À partir du moment où on a accepté que tout et n’importe quoi pouvait être autour de la table de négociation, il ne faut pas s’étonner qu’après, les alliances soient changeantes, mouvantes et que la situation devienne très complexe.

Je crois que la nécessité absolue ce n’est pas d’essayer de comprendre, c’est surtout d’arrêter tout ça, d’arrêter cette mascarade, c’est l’urgence absolue. J’en discutais avec un ami Malien, la réalité c’est que tous les gens qui sont autour de la table des négociations sur l’Accord de paix, n’ont aucun souci pour leur pays, ils s’en fichent complètement. Ils sont là pour de multiples raisons, mais pas pour le bien-être du Mali ou de sa population.

Le numéro 2 du HCUA, Cheikh Ag Aoussa est mort dans des circonstances encore peu claires, pensez-vous que cela peut impacter la donne actuelle ?

Je ne sais pas si c’est un assassinat, mais ça y ressemble, en tout cas c’est surprenant parce que c’est un mode opératoire, sophistiqué, que l’on n’a pas l’habitude de voir dans la zone. Ceci dit, il y a toujours eu des morts suspectes dans la zone, des chefs Touaregs qui meurent dans des circonstances étranges. Avant ils mourraient dans des accidents de la route, Ibrahim Ag Bahanga est mort de cette façon. Mais je ne pense pas que cela change quoi que ce soit, les chefs se remplacent très vite. Il faut savoir qu’il (Cheikh Ag Aoussa Ndlr) avait la culture de la guerre, et la guerre fait des victimes. Les chefs de guerre Touaregs n’ont pas le même rapport à la mort que nous, ces groupes armés vivent tous les jours avec ça, la mort au combat. Mais l’escalade est tellement prévisible au regard de la structure de ces négociations de paix, au regard de l’acceptation de la MINUSMA et de la France par tous ces groupes armés, que je ne vois pas comment ça peut s’arranger.

Le gouvernement et la communauté internationale ne devraient-ils pas inclure, selon vous, les mouvements armés dans le processus de paix ?

Ces mouvements ont montré leur incapacité totale à mettre en œuvre ce processus de paix. Ils ont montré que ce n’était pas des interlocuteurs fiables, ils ont montré qu’ils ne pouvaient tenir aucun engagement. En disant cela, je mets tout le mode dans le même sac, à la fois les groupes armés et Bamako.

Les forces internationales, et la France en particulier, sont jugés responsables de la mort de Cheikh Ag Aoussa par certains mouvements armés, cela vous semble-t-il plausible ?

Barkhane, nos forces, sont enlisées au Nord du Mali et je ne pense pas qu’ils iraient se compliquer les choses en commettant un assassinat. De plus la règle veut que si vous éliminez une tête, une autre la remplace rapidement.

L’Accord de paix tel qu’il a été signé le 20 juin 2015, vous semble-t-il encore viable au vu de la guerre que se livrent la CMA et la Plateforme, et des nombreuses défections enregistrées à la CMA ?

Cet accord n’a jamais été viable, il ne tient pas pour une bonne et simple raison, qui est fondamentale, c’est qu’Alger est à la manœuvre. Alger n’est pas un négociateur, c’est un « spoiler », en mauvais français. Alger n’a aucun intérêt à ce que le nord du Mali ne soit pacifié, et tous les groupes armés disent toujours la même chose : « ne nous laissez pas en tête à tête avec Alger ». Donc je pense qu’Alger doit-être autour de la table de négociation, mais ne peut pas piloter un processus de négociation. Et la France doit prendre ses responsabilités, c’est à dire qu’on a envoyé 6 000 soldats pour faire la guerre avec l’opération Serval, et on n’a pas été capable de rallier les équipes de négociation pour faire la paix. Quand on s’engage comme ça dans une partie du monde, il faut aussi penser à la paix et ce ne sont pas les militaires qui imposent la paix, ce sont des diplomates, des civils, des négociateurs chevronnés, et nous en avons qui connaissent bien la zone, mais le choix politique a été de ne pas s’immiscer dans ce processus. C’est parce que cette question n’est pas réglée que ça a dérapé, donc on n’est pas du tout cohérent, une fois qu’on a gagné une bataille, on ne se donne pas les moyens de réussir, donc un an ou 18 mois après, ça dérape de nouveau.

Comment voyez-vous la suite des événements ?

Objectivement, je pense que la situation au nord du Mali n’a jamais été aussi dégradée qu’aujourd’hui, jamais Bamako n’a autant perdu le contrôle du Nord, malgré la présence militaire étrangère. Certains même me disent que c’est un point de non-retour. Je n’irais pas jusque-là, mais en tout cas ce qui est sûr, c’est qu’historiquement, depuis l’indépendance, jamais Bamako n’a perdu autant le contrôle. Je ne suis donc pas très optimiste sur la suite des opérations, et si on se voile la face et qu’on ne regarde pas la réalité telle qu’elle est, il n’y a aucune chance que des solutions pertinentes et opérationnelles émergent. Ces solutions devront venir du terrain, et pas des Nations unies ou de la France, elles devront venir d’acteurs responsables qui décideront de s’occuper enfin de leur pays.