Journalistes tués à Kidal: une action plus crapuleuse que politique, estiment des experts

PARIS – Malgré la revendication d’Aqmi, qui assure avoir voulu « faire payer » la France, il est probable que des mobiles crapuleux, des rancoeurs et de complexes jeux d’alliances parmi les Touareg soient à  l’origine de la mort des journalistes de RFI enlevés à  Kidal, estiment des experts. Alors que l’enquête progresse et que l’homme soupçonné d’avoir planifié le kidnapping le 2 novembre de Ghislaine Dupont et Claude Verlon a été identifié, il apparaà®t que leur mort a été la conséquence d’une tentative de rapt ayant mal tourné et non d’une volonté d’exécuter des ressortissants français pour se venger de l’opération Serval, ajoutent-ils. « La justification politique qui a été donnée par Aqmi de leur assassinat est un maquillage », a confié à  l’AFP l’universitaire et islamologue Mathieu Guidère. « s’ils avaient voulu les tuer ils les auraient exécutés à  l’endroit o๠ils les ont pris. Pourquoi les enlever, faire dix kilomètres, laisser une voiture? Ils voulaient les kidnapper, leur mort est due à  un problème ». Les ravisseurs sont soit tombés en panne avec leur 4à—4 qui filait plein Est dans le désert, soit ont décidé de se débarrasser de leurs captifs de peur d’être rattrapés, estime pour sa part Isselmou Ould Moustapha, spécialiste des réseaux islamistes au Sahel, joint au téléphone à  Nouakchott. « Dès que les hélicoptères français ont décollé pour les pourchasser ils ont été prévenus par téléphone. Tout se sait très vite. Ils se sont certainement dit: C’’est fini, nous allons être pulvérisés dans les secondes qui viennent, sauvons nos vies. Et ils ont sans doute fui à  pied: ce sont de bons marcheurs, ils connaissent le désert, peuvent facilement trouver des grottes et des cachettes ». Dans une région qui bruisse de rumeurs à  la suite de la libération des quatre otages français d’Arlit, avec le chiffre de vingt millions d’euros cité comme rançon, certains pourraient avoir tenté, profitant de la présence de deux reporters français dans une ville que personne ne contrôle, de livrer deux otages supplémentaires à  la katiba (unité combattante) d’Abdelkrim Targui, un ancien lieutenant touareg d’Abou Zeid, dont les services de renseignements estiment qu’il détient toujours le Français Serge Lazarevic. Rancunes, jalousies, compétitions’ « Les noms des suspects et des personnes recherchées sont ceux de gens qui sont dans l’industrie des otages », précise Mathieu Guidère, auteur notamment de « Al Qaà¯da à  la conquête du Maghreb ». « Les chiffres qui circulent, en millions d’euros, suscitent des vocations. Il y a peut-être eu des promesses non tenues lors de la libération des otages d’Arlit. Dans ce milieu il y a souvent des rancunes, des jalousies, des compétitions ». Un notable de la région de Kidal, cité par Radio France Internationale, a assuré que deux des quatre membres du commando de ravisseurs, activement recherchés, « sont des bandits plus que des jihadistes purs et durs », notamment soupçonnés d’avoir fourni à  Aqmi des 4à—4 volés. Dans cette période troublée, qui a vu Aqmi et ses alliés islamistes touareg prendre le contrôle du Nord du Mali puis le perdre face à  l’offensive lancée par Paris, les changements de casaque, les revirements d’alliances et les allégeances à  géométrie variable sont fréquents dans la communauté touareg. Ainsi l’homme soupçonné d’avoir planifié l’enlèvement des journalistes de RFI, Bayes Ag Bakabo, « s’est recyclé un moment dans le MNLA » (Mouvement national de libération de l’Azawad) après avoir été proche d’Aqmi, a confié à  l’AFP une source militaire africaine à  Kidal. « Après l’intervention française, des combattants touareg d’Aqmi ont fait défection et sont passés au sein du Haut conseil de l’Azawad », ajoute Mathieu Guidère. « Tout cela est extrêmement complexe et fluctuant. Certains font des allers et retours. Il y a de nombreuses problématiques internes et locales. Pour tenter de comprendre, il faut toujours partir des grilles de lecture locales, tribales et claniques, intra-Touareg. Les liens familiaux sont primordiaux. Dans cette région du monde tout le monde se connaà®t, les liens sont très personnels ».

Nord-Mali : pourquoi il ne faut pas intervenir

Slate Afrique: Une intervention militaire au nord du Mali est-elle plausible? Mathieu Guidère: Politiquement, elle est affichée. La Cédéao (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) demande d’ailleurs au Conseil de sécurité de l’ONU de voter cette option. Elle est prête à  envoyer entre 2.000 et 3.000 hommes. Pour l’heure, il y a beaucoup d’inconnues. De quelle armée s’agira-t-il? Et avec quels équipements? De plus, on ne connaà®t pas exactement la mission qu’elle s’assignera au nord du Mali. Pour éviter la sanctuarisation du nord malien et que les Touaregs, islamistes ou non, ne s’ancrent durablement dans le paysage prenant définitivement le contrôle du nord malien, il est clair que seule la solution militaire existe. Mais de mon point de vue, une intervention militaire n’est pas souhaitable. Aujourd’hui, la situation est stabilisée: il n’y a pas de massacres et l’exode s’est arrêté alors que plus de 200.000 réfugiés avaient fui le nord malien, lors des combats au début de l’année. Il n’y a pas de troubles majeurs dans cette région et donc une intervention militaire, quels que soient ses objectifs, ne peut qu’empirer la situation. La solution serait éventuellement de négocier en agitant l’option militaire, ce qui se fait actuellement. Si une intervention militaire avait lieu, quel pays en prendrait la direction? Qui apporterait le soutien logistique? Peut-on s’attendre à  ce que la France parraine cette intervention? Actuellement, C’’est le président burkinabè, Blaise Compaoré, (au pouvoir depuis 1987) et ses troupes qui sont pressenties pour mener cette intervention. Apporter un soutien militaire signifie quelque chose de précis, C’’est-à -dire équiper les soldats et leur donner des armes et des munitions. Jusqu’ici, C’’est essentiellement la France et les Etats-Unis qui l’ont fait et je ne vois pas qui d’autre pourrait continuer à  assumer ce rôle. Cela pourrait se faire sous forme d’un appui sous mandat des Nations unies à  la force militaire de la Cédéao et non pas directement à  Compaoré. Officiellement du moins. Le facteur explicatif d’une aide américaine ne serait-il pas la crainte d’une jonction entre Ansar Dine et Boko Haram (au Nigeria), tous les islamistes radicaux de l’Afrique de l’Ouest? Effectivement, les Etats-Unis suivent de près la situation, à  cause de la présence de Boko Haram au Nigeria, pays stratégique pour les Américains en raison du pétrole. Pour le reste, le Mali, la Mauritanie et toute cette région ne représentent pas un enjeu d’importance pour les Etats-Unis. Ils estiment que C’’est plutôt l’aire d’influence de la France et que C’’est à  elle de s’atteler à  la résolution des problèmes dans cette zone. Ces mouvements ont-ils une idéologie et un agenda communs? Il existe clairement des liens, des échanges, une idéologie commune entre les islamismes et djihadismes de la région: Aqmi (al-Qaida au Maghreb islamique) au nord, les islamistes shebab somaliens à  l’est et Boko Haram au sud. Il y a des échanges d’expertise et de combattants qui sont attestés. Mais pas de quoi parler de risque de jonction ou de volonté de créer une sorte de «pan-Etat» qui s’étendrait du nord malien jusqu’au sud du Nigeria, non. Cela n’a jamais été envisagé. Entre les deux, il y a quand-même le Niger et le Burkina Faso, des Etats qui ne le permettraient pas. D’autant plus que Boko Haram a plutôt un agenda local. Ils luttent essentiellement pour l’autonomie, voire l’indépendance du Nigeria du nord. Ce mouvement a plutôt comme modèle le Soudan. Il estime que la situation au Nigeria avec un nord musulman et un sud chrétien est très analogue à  celle du Soudan avant sa partition entre un Soudan du nord musulman et un Soudan du sud chrétien. l’objectif et l’agenda de Boko Haram est plutôt de parvenir un jour à  cette configuration. Alors que les autres groupes, à  savoir les shebabs somaliens et les Touaregs islamistes recherchent la création d’un Etat islamique avec application de la charia (loi islamique) sur l’ensemble du territoire national. Donc l’on ne va pas vraiment vers une jonction panislamique ni sur un agenda global. On se situe dans un agenda local, au mieux régional restreint. C’’est ce qui permet la réticence américaine. Seule une menace globale touchant à  leurs intérêts un peu partout pourrait les préoccuper. Ni Aqmi, ni Boko Haram, ni les Shebabs ne visent les intérêts américains partout dans le monde. N’ont-ils pas pour objectif d’appliquer la charia sur tout le continent? Pour l’instant, cela ne s’est pas vu. Boko Haram a comme objectif prioritaire un Etat islamique au nord, si possible indépendant, tout au moins le plus autonome possible avec application de la charia dans ses frontières. Les Shebabs, eux, souhaitent que cette application de la loi islamique s’étende à  toute la Somalie. Les Touaregs, selon l’accord qu’ils veulent obtenir, souhaitent un Etat islamique au nord du Mali avec application de la charia sur cette aire. Peut-on envisager une solution durable dans le nord du Mali, sans implication de l’Algérie? Cela s’avère très compliqué, d’abord parce que l’Algérie est un acteur traditionnel et historique du conflit touareg au Mali. Elle a été quasiment de tous les accords depuis les années 90. C’’est elle qui a encadré tous les accords politiques avec le gouvernement malien. Il y a donc une légitimité historique et une expérience politique importante de l’Algérie dans la gestion du dossier touareg dans cette région-là . Et je ne vois pas comment l’Algérie pourrait être écartée d’un règlement de la question, que ce soit au nord du Mali, et même au-delà , depuis le chamboulement libyen. Il faut savoir que les Algériens ont leurs propres objectifs dans cette affaire-là . Ils ont une politique assez prudente parce qu’ils ne veulent pas s’aliéner leurs propres touaregs. Pour rappel, toute la région de Tindouf (sud-ouest de l’Algérie) jusqu’au sud, est peuplée de Touaregs. Jusqu’à  présent, les Algériens ont opté pour une politique d’intégration, voire d’assimilation des Touaregs dans le paysage politique local. La présence à  ses portes d’un Etat ou d’une entité autonome touareg pourrait donner faire des émules en Algérie. Tout ceci fait que l’Algérie est très prudente sur ce dossier. Prudente, mais incontournable. Elle ne voudrait pas non ouvrir, chez elle, la boà®te de Pandore. Ce conflit a-t-il aussi d’importants fondements économiques? l’aspect économique n’est pas négligeable. Ce conflit touareg au nord du Mali avec ses prolongements régionaux et internationaux recoupe des enjeux économiques importants sur le plan de l’extraction du fer, de l’or et divers minerai. Ces régions ont été sondées et l’on sait qu’elles sont riches en pétrole. Ne manquent plus que le forage et l’exploitation. Si les Touaregs prennent le contrôle du nord malien et que les autres pays laissent faire, une force économique naissante se profile. Ces intérêts économiques majeurs pourraient bouleverser la donne dans une région à  stabiliser. En arrière-plan de l’objectif de stabilisation de la région, il y a donc un objectif d’exploitation économique corolaire. Pierre Cherruau et Abdel Pitroipa (slateafrique.com)