Kemi Seba : « Les premiers responsables de notre situation, c’est nous les Africains »

De passage à Bamako dans le cadre d’une tournée contre le néocolonialisme, l’activiste et panafricaniste Kemi Seba a au cours d’un long entretien répondu à nos questions. France, Russie, intégration africaine, IBK, le président de l’ONG Urgences Panafricanistes n’élude comme à son habitude aucun sujet.

Durant votre tournée de  sensibilisation sur la question du Franc CFA, vous avez été à Cotonou, interdit d’embarquement le 8 janvier 2020 pour Bamako. Selon vos dires, à l’époque, c’était sur ordre du gouvernement malien.  Une année après, vous revenez au Mali. Vous considérez-vous cela déjà comme une victoire ?

C’est très clairement une victoire. Je tiens à préciser que c’était dans le cadre d’une tournée contre la France-Afrique. En effet, j’avais été interdit d’embarquer devant témoins à l’aéroport. Les responsables m’avaient dit clairement que c’était une demande qui venait des autorités maliennes et que par conséquent ils ne pouvaient que s’exécuter. Et je reviens, autorisé, un an plus tard au Mali. Je ne vous cache pas que j’étais tendu en prenant l’avion parce que je ne voulais pas revivre évidemment la même situation, mais j’étais très ému de pouvoir rentrer. Je ne peux pas comprendre qu’un certain nombre de criminels aient le droit de rentrer sur nos sols, des touristes non africains qui n’ont parfois pas de très bonnes mentalités qui peuvent venir où ils veulent sur le continent, et des Africains qui, eux sont interdits de rentrer parce qu’ils veulent la souveraineté pour leur population. Je pense que c’était un non-sens. Je suis très touché de cette démarche des autorités maliennes.

Quel est votre regard sur le départ du président IBK, renversé par un coup d’Etat militaire ?

Chacun son tour chez le coiffeur. Comme le dirait l’autre chacun son tour chez le barbier. Je crois qu’il n’a ni cheveux ni barbe, je ne suis pas sûr. Mais ce qui est certain, c’est que la roue tourne. Il faut que les dirigeants n’oublient jamais qu’ils sont à la base des citoyens. Il n’y a qu’une seule entité qui est éternelle sur terre et c’est le Tout Puissant quel que soit le nom que chacun veuille lui donner. Il faut que nous soyons humbles.

Aujourd’hui on est devant, demain on peut tomber. Il faut faire attention à la manière dont on se comporte avec les concitoyens. La brutalité avec laquelle j’avais été interdit d’embarquer l’année dernière m’avait profondément blessé. D’autant plus que j’avais payé un billet d’avion cher. Et être autorisé à rentrer à Bamako et voir qu’il n’est plus là, est clairement une victoire qui est symbole de l’effort de la population malienne.

Vous approuvez la manière par laquelle il est parti ?

Je suis à un milliard de pour cent derrière la démarche de la population. Je pense que quelqu’un qui se comporte en étant, comme le dit mon professeur de philosophie, dans une logique de « mésécoute » vis-à-vis de son peuple ne peut que récolter le fruit de cette « mésécoute ». Si vous décidez de débrancher cette connexion que vous avez avec votre population alors que vous êtes censé être son président, dès lors qu’elle se rebelle vous en paierez le prix en premier. Il est parti et on souhaite qu’il puisse aller le mieux possible sur le terrain de la santé et que s’il y a un certain nombre d’actions qui doivent être poursuivies vis-à-vis de lui, qu’il en soit ainsi ou à l’encontre de son fils Karim.

Vous êtes présent aujourd’hui au Mali pour afficher votre soutien à « Yerewolo Debout sur les remparts » qui réclame le départ de la force Barkhane.  Pourquoi l’armée française doit-elle quitter le Mali ?

Je suis là dans le cadre de la sensibilisation contre le néocolonialisme. Et nous nous appuyons toujours sur des partenariats ou des fédérations fiables. Yerewolo est une plateforme qui nous paraît rigoureuse, sérieuse, dynamique, animée par de jeunes courageux, notamment Ben le cerveau et d’autres. En ce qui concerne la base militaire, on essaie d’être le plus lucide dans notre grille d’analyse. Quand quelqu’un contribue à mettre le feu dans une zone voisine de votre maison, une zone voisine qui par hasard s’appelle la Libye et que ce feu finit par se propager partout dans la zone où vous vivez, est-ce que vous allez venir par la suite demander à ce quelqu’un, qui a mis le feu, qu’il puisse venir quelque part s’occuper de la sécurité dans votre maison ? Non ? Vous aurez tendance à vous dire qu’il vaut mieux se méfier du pyromane. Donc l’un des grands pyromanes dans le Sahel, c’est l’armée française. Et malheureusement l’armée française, ce sont des gens qui sont souvent instrumentalisés et qui ne se rendent pas forcément compte. Les responsables, ce sont l’oligarchie française et on ne peut pas lui faire confiance.

C’est une oligarchie qui a déstabilisé le Sahel et par conséquent notre responsabilité, c’est de demander au déstabilisateur de plier bagage.

 Quelle est votre réaction suite à la répression de la manifestation du 20 janvier appelant au départ de Barkhane ?

Quand on fait une analyse prospective, on se disait depuis une semaine que le contexte politique et social faisait qu’il était à craindre que les autorités maliennes cèdent aux pressions des autorités françaises. Il y a un an justement sous la pression j’avais été arrêté au Burkina Faso, un pays où j’ai énormément de sympathisants et où le président m’avait reçu avec les honneurs avant. C’est lorsqu’il y a eu  le sommet de Pau, quand Macron a tapé sur la table, que tous les dirigeants ont commencé à serrer la vis. Ils (les autorités de la transition, ndlr)  sont soumis à une pression internationale qui dépasse l’entendement. Et donc, ils ont le choix entre être fidèles à leurs principes et essayer de se conformer aux attentes de l’extérieur. C’est extrêmement dommage cette répression mais elle était prévisible. Elle ne fait que matérialiser notre dénonciation puisque notre but était d’illustrer le néocolonialisme français, de le dénoncer, de l’exposer aux yeux du monde. On interdit une mobilisation pour des motifs fallacieux, parce que partout dans le monde les gens se réunissent malgré la covid. Ces gaz lacrymogènes prouvent qu’on veut faire taire une dénonciation qui vise juste.

Dans des zones en proie aux violences terroristes, des populations se sentent en sécurité au regard seul des forces françaises présentes là où leur propre armée n’est pas. Est-ce que demander le départ de Barkhane dans ce contexte n’est pas problématique ?

Qui est-ce qui a fait ce constat ? Je pense que les populations de ces régions fragilisées demandent la sécurité. Elles n’ont pas cherché à savoir quelle est l’entité qui applique cette sécurité. Mais je peux vous assurer qui si elles peuvent être sécurisées par leurs semblables dès lors qu’ils ont une égalité en termes des armes, c’est quelque chose qui leur rassurerait profondément. Ce qui doit rassurer la population, c’est une armée régulière avec suffisamment d’armes. Alors que les rebelles sont surarmés par des entités qui ont tout intérêt que le chaos puisse prospérer et ces entités sont liées aux autorités françaises.

Plusieurs forces étrangères sont sur le territoire malien. MINUSMA, Takuba. Est-ce que vous appelez également à leur départ ?

Les choses ne sont pas si simples que ça. Il y a des mécanismes sur le terrain militaire, politique ou diplomatique qui font que ça ne se termine pas en 24 heures simplement. L’armée malienne est souvent raillée par des membres de sa propre population. Une propagande a été faite pour la décrédibiliser, pour justifier la présence d’armées étrangères sur le sol malien, qui sont là souvent pour sécuriser les diverses ressources maliennes. Qu’à la limite, il y ait une contribution de l’Union Africaine pour que l’armée malienne soit beaucoup plus soutenue par ses pairs. Cela va beaucoup plus dans le sens d’une véritable sécurisation parce qu’il en va de l’intérêt du continent africain. Les armées étrangères dès lors que le chaos perdure, c’est une possibilité pour elles de pouvoir sécuriser leurs ressources pour un certain temps.

Ben le cerveau souhaite la signature d’un accord de défense militaire avec la Russie. Le Groupement des jeunes Patriotes, un mouvement de la société civile malienne, demande l’intervention de la Russie en remplacement de la France. Est-ce que cela n’est pas le même interventionnisme ?

En tant que président d’ « Urgences Panafricanistes », nous soutenons toutes les démarches du petit frère Ben le cerveau. Maintenant, j’ai la possibilité de parler avec expérience. Je suis allé en Russie une cinquantaine de fois. J’ai de très bons amis au sein de l’appareil de l’Etat et même l’un des préfaciers de mon dernier livre (L’Afrique libre ou la mort, ndlr) est l’un des conseillers de Vladimir Poutine. Dans la Russie, il y a du bon mais aussi du mauvais. Sur le terrain de la géopolitique froide, il y a un constat et des victoires matérielles. La réalité c’est que la Russie aussi est une nation qui va à la recherche de ces contrées pour les ressources. Et le comportement de certains Russes ne va pas dans le sens, objectivement, de la souveraineté des populations locales aussi. Et donc si on veut des résultats pour faire taire des conflits, les Russes sont beaucoup plus efficaces que les Français. C’est une réalité. Mais à long terme, on ne peut pas compter sur les Russes parce qu’on ne va pas toujours être assisté par l’extérieur alors qu’on n’est pas inférieur à d’autres populations dans le monde. La Russie peut être une étape intermédiaire mais ne doit pas être une finalité. Sinon on va passer d’un colon à un autre.  

Vous êtes très proche de certains cadres russes. Et plusieurs personnes vous soupçonnent d’être un de leurs agents.  Qu’avez-vous à répondre?

Ça me fait doucement sourire. Dès lors que  Frantz Fanon était opposé à l’impérialisme occidental, on disait de lui que c’était un agent des forces anti-occidentales. Ça a toujours été ça. On disait que Lumumba était un pion des Russes, Malcom X, un communiste. Dès que quelqu’un s’oppose à l’hégémonie occidentale, il est qualifié d’agent russe. J’aime les anathèmes contre nous. Qu’on parle en bien ou en mal de nous, on s’en fout. L’essentiel c’est que notre message passe. Je suis un agent de mon ancêtre. C’est la seule réalité qui est la mienne et je dis que l’Afrique ne pourra s’en sortir que par elle-même. Certainement pas par Poutine. J’ai beau l’aimer sur le plan géopolitique, ce n’est pas quelqu’un qui sera un messie pour l’Afrique.

Considérez-vous les Africains ne partageant pas votre lutte comme des Oncle Tom ?

Je n’emploie jamais cette terminologie qui est anglo-saxonne. Nous, on parle plutôt de « bounty » (noir à l’extérieur blanc à l’intérieur, ndlr). Je pense qu’il y a du tout. Il y a des personnes qui font un travail actif pour les intérêts français dans nos pays et puis il y a des gens qui, peut-être par manque d’information ou par lassitude, finissent par se dire que les autres doivent être là.  Quand j’étais plus jeune, j’étais peut-être plus franc-tireur, radical. Et aujourd’hui j’essaie d’avoir beaucoup plus « d’empathie » et essayer de comprendre qu’il y a différents mécanismes qui poussent des gens à avoir des sentiments de résignation.

Vous êtes un panafricaniste. Et selon vous il s’agit d’une unité dans la diversité et dont l’objectif doit être la souveraineté. Que pensez-vous de l’Union Africaine aujourd’hui ?

C’est l’union d’un gang de dirigeants, un club de golf d’autocrates qui n’a aucune incidence sur la vie des Africains. C’est l’union des autocrates africains. Je pense qu’on devrait changer le sigle (UA) en UAA. Ce n’est pas l’Union africaine. L’Union africaine, c’est ce que nous essayons de faire en allant partout sur le continent pour prôner l’unité entre nous, la solidarité et le respect de nos populations.

On a aujourd’hui la zone de libre-échange économique (Zlecaf), des efforts sont en train de se faire pour la création de la monnaie commune de la CEDEAO, l’Eco. Comment jaugez-vous l’intégration africaine ?

Je regarde plus l’intégration africaine dans le cadre de nos ressources humaines, notamment les capacités des populations à migrer les unes aux autres. Avec la Zone de libre-échange, j’ai toujours un problème par rapport à l’implication du néolibéralisme dans les enjeux africains. Qu’on le veuille ou pas elle est une plaie qui est la résultante contemporaine d’un processus de prédation qui est le capitalisme, qui nous a entraîné dans des situations que nous avons connus auparavant. Le libre-échange, si ça peut permettre de faciliter le commerce entre nos nations, c’est positif. Mais si c’est en réalité une zone de libre-échange faite pour favoriser quelque part le commerce d’entités étrangères qui vont bénéficier de nos règles sur notre continent, on ne va pas s’en sortir. Et j’ai l’impression que c’est vers cette direction que nous allons.

Pour ce qui est de l’Eco, qui est un maquillage extrême du franc CFA, les autorités françaises ont pris peur parce qu’elles ont vu notre capacité de mobilisation en Afrique francophone à travers l’ONG Urgences Panafricanistes et son extension qui est le front anti CFA. Par conséquent, ils ont essayé de faire un changement cosmétique. Il y a eu des changements  notables qu’on ne peut pas nier, mais ils ont gardé un point crucial qui est l’arrimage à l’euro. Ce qui fait que l’euro est une monnaie beaucoup trop forte pour les économies locales et cela anéantit tout processus de compétitivité. Donc on a un problème de fond par ce système qui arrange les multinationales occidentales et françaises mais qui ne facilite pas le processus d’élévation économique pour les populations africaines.

N’est-ce pas un peu simpliste de dire toujours  que le problème vient de « l’oligarchie occidentale », alors que nous sommes pour la plupart indépendant depuis une soixantaine d’année. Qu’en est-il du rôle de nos dirigeants à nous, de nos peuples aussi ?

Je suis le premier à dire qu’une civilisation est détruite par l’extérieur que si elle est rongée de l’intérieur. Les premiers responsables de notre situation, c’est nous autres Africains. Il y a ce passage du coran qui dit que Dieu ne change pas les conditions d’un peuple tant que le peuple ne change pas lui-même. On peut toujours se plaindre de l’autre qui a besoin de toute façon de piller nos ressources pour exister. Mais pourquoi nous qui devrions être les premiers garants de notre souveraineté, nous sommes les premiers à laisser cette souveraineté être trouée ? Je ne suis anti personne. Je suis pour le changement, pour l’évolution de nos populations. Je suis à un stade de mon combat où je n’arrive plus à en vouloir au colon de vouloir nous coloniser parce que le capitalisme, comme le disait El-Hadj Malik El-Shabazz (Malcom X, ndlr), c’est le vautour. Certaines nations ont besoin de piller pour exister. Très bien, c’est leur rôle. Le nôtre doit être de résister. Pourquoi nos dirigeants se courbent ainsi même s’il y a des pressions au lieu de jouer leur rôle comme d’autres ont pu le faire auparavant. Et ce qui est triste, ce sont les gens de la société civile comme nous qui jouons leur rôle.

Le combat que vous menez  »l’Afrique aux africains » est le combat de plusieurs vies, depuis que vous avez commencé, estimez-vous avoir fait bouger les lignes?

En termes de prise de conscience de la population en Afrique francophone sur les questions relatives au néocolonialisme, sur la nouvelle génération, on a eu une incidence considérable à différents endroits de telle sorte qu’aujourd’hui la problématique de la France-Afrique dans la zone Franc est devenue plus prépondérante. Nous avons une grosse responsabilité dedans. Deuxième chose, c’est que le basculement Franc CFA-Eco qui, pour moi n’est qu’un changement de façade pour l’instant mais qui n’aurait jamais lieu si on n’avait pas été capable d’embrayer la machine. C’est une course de fond, ce n’est pas un sprint. Le combat continue, mais le simple fait aujourd’hui qu’il y ait des changements mécaniques qui ont été effectués à la suite de nos mobilisations est la preuve que la France-Afrique est en train de commencer à vaciller même si le chemin est encore long.

Avez-vous songé à faire la politique pour porter haut votre combat ?

Je fais de la politique, la participation à la vie de la cité. Mais est-ce que j’irai un jour sur le terrain institutionnel ? C’est une possibilité. A titre d’exemple, lors des dernières élections législatives un peu tronquées au Benin, le seul parti de l’opposition qui a pu se présenter, les FCBE (Forces cauris pour un Bénin émergent, ndlr) m’avait proposé d’être dans les postes à responsabilité parmi les candidatures et j’avais refusé. J’estime que nous sommes dans une démarche où nous devront prendre le temps. Je ne suis ni de l’opposition ni du pouvoir, nous sommes une troisième voix qui va au-delà de cette dichotomie.

Nous essayons de poser un schéma qui va simplement de l’idéologie prépondérante de ce 21ème siècle, de la Russie à Cuba, l’Iran et partout, qui est le souverainisme. C’est notre ligne politique et pour l’instant nous exploitons ses idées, nous les diffusons, nous les matérialisons à travers la société civile qui nous laisse une liberté de ton malgré les répressions. Je n’ai que 39 ans, peut-être qu’il arrivera un temps où je me lancerai sur le terrain institutionnel, mais ce n’est même pas sûr que ce soit essentiel. Il y a des gens qui n’ont jamais été politiciens au sens institutionnel du terme qui ont beaucoup plus laissé une empreinte sur le monde.  Je nuance ma réflexion toujours là-dessus. C’est une hypothèse, mais certainement pas une thèse.