Société




AEEM : Peur sur la colline 

« Ils l’ont poignardé et mis ses entrailles dehors. Les gens ont accouru pour venir, mais je me suis enfuie…

« Ils l’ont poignardé et mis ses entrailles dehors. Les gens ont accouru pour venir, mais je me suis enfuie parce que je ne pouvais pas regarder. Il se mourrait. Ils ont mis ses entrailles dans un sac », raconte une étudiante avec des tremolos dans la voix. « Il », c’est l’étudiant Idrissa Doumbia, surnommé Babylone Junior, 21 ans, assassiné le lundi 23 janvier vers 17 heures à l’ex-Faculté des lettres et des sciences humaines (FLASH) par d’autres étudiants. Parmi les présumés coupables, en fuite, seul le nom de Alfousseyni Kandioura est cité en permanence. Selon plusieurs membres de l’Association des élèves et étudiants du Mali (AEEM), il s’agirait d’un règlement de compte entre militants. Ce drame illustre le mal-être au sein du monde estudiantin malien, où cette association historique fait la pluie et le beau temps.

Ce vendredi 27 janvier, les amphis étaient déserts, les professeurs ayant décidé de suspendre les cours jusqu’à nouvel ordre pour protester contre la situation d’insécurité qui va grandissante sur « la colline du savoir ». Sur les visages et dans la voix des étudiants et des professeurs qui sont là, la peur se lit sans mal. La peur de parler, d’être agressé. Pour cet enseignant, ce drame vient s’ajouter à une longue série d’agressions entre membres de l’AEEM en l’espace de quelques mois : « Quand la police vient, elle se borne à faire des constats et ça s’arrête là. Les étudiants qui tuent savent qu’il n’y aura aucune conséquence, surtout s’ils sont proches du secrétaire général du mouvement. Si l’État ne prend pas ses responsabilités, nous allons demander à porter des armes pour notre propre sécurité. Il faut débarrasser l’école de l’AEEM », affirme-t-il. « À chaque fois qu’un étudiant est assassiné, ce sont les mêmes policiers du 4e arrondissement qui viennent pour « arranger l’affaire ». Ils sont les pions des hommes politiques et étouffent l’affaire », confie sous couvert d’anonymat un ancien membre de l’AEEM.

Débarrasser l’école de l’AEEM, devenue un mal absolu, c’est aujourd’hui le débat qui divise la sphère scolaire et universitaire. Corruption, violences, assassinats, vols… Ce sont les mots avec lesquels rime aujourd’hui le nom de l’AEEM, mouvement créé en 1990 par des étudiants dirigés par Oumar Mariko, aujourd’hui député élu à Kolondièba sous les couleurs du parti Solidarité africaine pour la démocratie et l’indépendance (SADI), dont il est le leader.

Noyautée par les politiciens À Sogoniko, un quartier populaire de Bamako, Ahmed (le nom a été modifié), secrétaire général d’un comité AEEM, a accepté de nous rencontrer après une longue hésitation. Il a promis d’aller droit au but. « Aujourd’hui, dit-il, l’AEEM ne peut rien faire pour les élèves et les étudiants. Elle a perdu sa raison d’exister, parce qu’elle fait le jeu du pouvoir auquel elle est inféodée. Ce n’est qu’un syndicat de façade ». Il explique que depuis début 2000, chaque président à son « Monsieur AEEM », qui n’a rien d’autre à faire que de contrôler le mouvement. Le plus souvent, il s’agirait d’un ancien membre du mouvement. Ainsi, pour être secrétaire du bureau de coordination du mouvement, il faut être proche de ce dernier, lui obéir au doigt et à l’œil. « Ce qui fait que », ajoute-t-il, « le secrétaire général est élu de façon consensuelle, pour ne pas dire qu’il est imposé par le pouvoir. Et c’est à partir de là que naissent les rivalités au sein du mouvement ». Selon une source proche du ministère de l’Éducation nationale, le gouvernement financerait le congrès de l’AEEM chaque année à hauteur de 15 millions de francs CFA.

Dans un rapport intitulé « La crise scolaire au Mali » et publié dans le Nordic Journal of African Studies en 2000, l’historien et ancien doyen de l’ex-FLASH, Drissa Diakité, développe les mêmes arguments. « L’argent s’emploie pour transformer les dirigeants syndicaux en hommes-liges du pouvoir par le financement d’activités syndicales au sein de l’école. Comme les « subventions » accordées ne sont pas gérées dans la transparence, les appétits grandissants des uns et des autres contribuent à susciter l’émergence de clans, dont les revendications divergentes alimentent l’agitation scolaire », écrit-il.

L’argent à l’origine du mal Pour Mahamane Mariko, la manipulation vient de là. Ancien secrétaire général de la coordination de l’AEEM (1999-2000), après avoir été adjoint du secrétaire général (1998-1999), rodé au discours syndicaliste, celui qui est connu pour sa chapka russe n’a rien perdu de sa verve. « Les coups de machettes naissent de la distribution de l’argent que l’État verse sur un compte bancaire en guise de financement. Il n’y a pas de transparence dans la gestion. L’État a une grande part de responsabilité dans cette culture de la violence dans l’espace scolaire et universitaire. Mais il s’agit surtout d’une politique destinée à les diviser pour mieux régner, et qui fait beaucoup de mal. Elle est faite avec un esprit irresponsable. C’est l’État qui leur permet de payer des machettes, des pistolets », martèle-t-il.

Mais ce n’est pas la seule cause. Le fait que le mouvement soit constitué de jeunes leaders n’en demeure pas moins une raison qui pousserait le pouvoir et autres hommes politiques à le récupérer. « Ce qui est grave, ajoute Mahamane Mariko, c’est de faire de l’école un lieu de mobilisation politique. L’AEEM est un instrument politique. Quand tu as l’AEEM, tu as les jeunes leaders. Ces jeunes sont victimes du système qui les embrigade. Il faut qu’ils ouvrent les yeux ». La question du financement de l’AEEM est rarement abordée par les responsables, qui préfèrent la balayer d’un revers de manche. Nombreux sont aujourd’hui ceux qui se demandent pourquoi le financement de l’AEEM ne vient pas des cotisations des étudiants, ce qui, de l’avis général, contribuerait à rendre le mouvement autonome.

La mainmise sur le mouvement a pris de l’ampleur, si l’on en croit Souleymane Coulibaly, ancien militant et aujourd’hui professeur de philosophie, avec le ministre de l’Éducation feu Mamadou Lamine Traoré, qui a signé un partenariat avec l’AEEM pour une école apaisée et performante. « C’est à partir de là que les membres de l’AEEM ont commencé à être entretenus. On mettait à leur disposition de l’argent et des moyens pour faire entrer dans le rang les militants AEEM récalcitrants », explique-t-il, tout en évoquant que c’est cela qui a conduit à l’assassinat à l’ex-FSJP, en 2004, du fils du féticheur Banankoroni Dra. À l’époque, Hamidou Bocoum était le secrétaire général. Ce dernier aurait fini par être chargé de mission à la Présidence de la République. « La plupart de ceux qui l’ont tabassé à mort, tous ces loubards, ont été libérés plus tard. Il y en a qui sont entrés dans la police, d’autres ont bénéficié de bourses d’étude et enseignent aujourd’hui à l’université », confie un proche de l’étudiant. « La violence, c’est l’État. Ceux qui commettent ces crimes savent qu’ils seront libérés. L’AEEM, c’est une « chose » de l’État », ajoute Souleymane Coulibaly.

L’élection des secrétaires généraux aussi ne se fait plus dans la transparence. Amadou Diallo, qui a claqué la porte du mouvement en 2014, explique que « les responsables de classe étaient auparavant choisis parmi les meilleurs étudiants, ainsi que les secrétaires généraux qui étaient élus. Actuellement, ils sont imposés ». Toutes choses qui auraient nourri la colère de certains étudiants qui avaient décidé de créer un contre-mouvement. Un projet qui a été tué dans l’œuf. Selon certaines indiscrétions, le secrétaire général du bureau de coordination est choisi selon qu’il soit proche ou pas du pouvoir. « La preuve, Ibrahim Traoré, dit Jack Bauer, qui n’était pas proche du pouvoir, a été écarté au profit de son rival Abdoul Salam Togola, dit Willy, qui serait proche de Moussa Timbiné (député et président de la jeunesse RPM, ndlr) », confie une source.

Dissolution ? Pour nombre d’observateurs du monde scolaire et universitaire, la dissolution de l’AEEM ne résoudrait cependant rien, d’autant qu’elle semble déjà dissoute avec la manipulation dont elle fait l’objet. Pour Mahamane Mariko, parler d’une dissolution de l’AEEM n’est pas pertinent : « Ce qui est essentiel, c’est de mettre l’accent sur la formation des leaders et de démocratiser le mouvement. Quand on participe aux congrès, on se rend compte qu’ils ne sont pas formés. Ils ne sont que dans l’agitation pour la mise en place du bureau. On ne les aide pas à devenir autonomes », affirme-t-il. Un avis qui est aussi soutenu du côté du mouvement. Selon le secrétaire à l’information, Ibrahima Tao, l’AEEM a sa raison d’exister. « Si l’école est gangrenée aujourd’hui, c’est à cause du manque de volonté de l’État à mettre les étudiants dans les conditions d’études dignes de ce nom. Ainsi, l’AEEM est un moyen de pression pour que l’État cesse de reléguer l’éducation au second plan comme il a tendance à le faire. L’AEEM lutte aussi contre les prélèvements illégaux de 5 000 francs CFA du CNOU (Centre national des œuvres universitaires) », déclare-t-il.

Aujourd’hui, l’avis le plus partagé est l’urgence de remettre de l’ordre au sein du syndicat étudiant et de ramener l’école à l’école, « en remettant chaque partenaire dans ses droits et dans ses prérogatives, et en y promouvant un dialogue constructif. Ceci passe par le respect des textes régissant l’école et le respect strict des attributions des organes et niveaux académiques », conclue Drissa Diakité.