Cherif Keita: « ce film est un devoir de mémoire et de gratitude envers mon père »

Écrivain, Réalisateur et Professeur de Français, de Littérature africaine et afro-caribéenne à Carleton College, dans l'Etat du Minnesota (États Unis),…

Écrivain, Réalisateur et Professeur de Français, de Littérature africaine et afro-caribéenne à Carleton College, dans l’Etat du Minnesota (États Unis), Cherif Keïta doit tout à son père Nambala Keïta, un ancien tirailleur sénégalais puis infirmier qui l’a mis à l’école et encouragé à y rester bien que pas évident à l’époque. A travers un film documentaire de plus d’une heure tourné à plusieurs endroits, de son village natal à la capitale Bamako, il lui rend hommage à travers les témoignages de ceux qui l’ont côtoyé. Le « Docteur Nambala » comme le surnomme les habitants du Mandé a œuvré toute sa vie pour le rayonnement de sa localité en y construisant, entre autres, école et dispensaire. Le film, Nambala Keïta : Un tirailleur et son village projeté le jeudi 12 août 2021 au Musée national témoigne, en outre, l’envie de Cherif Keïta de vouloir tout connaître sur son papa dont il n’a mesuré la grandeur qu’à sa mort. A l’occasion de la projection de son œuvre, il a répondu à nos questions.

 Quel message voulez- vous faire passer à travers ce film sur la vie de votre père ?

Ce film est un témoignage sur mon père, une personne qui n’a jamais été à l’école mais à qui moi aujourd’hui, professeur d’université, je dois tout. J’enseigne dans l’une des meilleures universités du monde depuis 36 ans. Je lui dois cela. C’est un devoir de mémoire et de gratitude. Je le fais aussi car ce n’est pas seulement l’histoire de mon père, c’est tout une génération qui s’est sacrifiée pour que l’Afrique soit là où elle est aujourd’hui pour conquérir l’indépendance dans laquelle nous vivons actuellement-et que nous n’apprécions pas à sa juste valeur-puisque nous sommes en train de la brader. Cette indépendance qui a été aussi conçue par l’école. Si le Mali a été indépendant c’est parce qu’il y a eu des gens qui ont cru à l’école. Elle était le socle de l’humanité et de l’indépendance. Je lance un appel pour l’occasion aux dirigeants actuels, on voit les écoles privées qui foisonnent à tout bout de champs, elles sont des vaches à l’eau dans lesquelles on n’enseigne pas bien. Ce n’est pas cela l’éducation. L’école, ce n’est pas seulement le bâtiment, c’est ce qu’on enseigne dedans et malheureusement la qualité de ce qu’on enseigne ici a baissé. Et cela constitue un danger pour notre existence nationale.

Au lieu de retracer la vie de votre père, ce film n’évoque plutôt pas l’amertume d’un enfant qui n’a pas beaucoup connu son père et qui essaye de combler ce manque ?

Oui il y a aussi cela. Comme je l’explique dans le film, ma famille et surtout mon père m’a envoyé très tôt sur les chemins de l’école. En faisant cela j’ai perdu un peu dans la mesure où ce sont mes frères qui ont plus connu mon père sur certains angles. Donc pour moi, il était important de le connaître à travers les témoignages de ceux qui l’ont connu. Et en même temps avec la camera d’essayer de rassembler ces témoignages et le partager avec le Mali et l’humanité parce que c’était un philanthrope. Il aimait les êtres humains et il voulait travailler pour le bien-être de l’humanité. Donc pour moi il était important de porter ce message aussi.  Ce que mon papa a inculqué en moi en tant que sagesse, en tant que motivation à servir son pays et l’importance de l’école. Je crois qu’il m’a tout donné déjà. C’est ce qui a été son enseignement durant toute sa vie, et c’est l’essentiel pour moi.

En tant que fils de tirailleur sénégalais, qu’avez-vous ressenti quand l’ex président français, François Hollande, a dit de l’intervention militaire française de 2013 qu’elle était une dette remboursée au Mali ?

 C’était une très bonne chose parce que la France nous doit quelque chose. Malheureusement cette génération des tirailleurs de la deuxième guerre mondiale on ne leur a pas rendu toute la reconnaissance qu’ils méritent. Les nationalistes qui ont amené le pays à l’indépendance, qui ont été à l’université et dans les grandes écoles ont eu un peu de mépris pour les anciens combattants. Ils ne les ont pas appréciés à leur juste valeur. Je crois qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire et d’ailleurs actuellement aujourd’hui des romans qui ont été écrits sur les tirailleurs sénégalais comme « Frère d’âme » du franco-sénégalais David Diop qui enseigne à Pau en France.  Un roman qui a eu beaucoup de prix parce que c’est vraiment une question qui interpelle les gens. Il est en train de le traduire dans plusieurs langues à travers le monde. Je crois qu’il faudrait aussi enseigner l’histoire des tirailleurs aux jeunes générations. Dans les cours d’histoire on ne parle pas de ce genre de chose. Comment peuvent-ils se connaître s’ils ne connaissent pas l’histoire de leurs ancêtres ?

Avec votre livre sur la vie de l’artiste Salif Keïta et ce film, voulez-vous démontrez que vous êtes toujours attaché à votre Mandé natal bien que vous viviez aux États-Unis ?

Naturellement ! Au Mandé et au Mali, je suis attaché. Pratiquement entre 2000 et 2012 je venais tous les deux ans au Mali pour trois mois avec une vingtaine de mes étudiants parce qu’il était important pour moi de leur faire connaître mon pays. J’ai beau leur parlé du Mali en classe aux États-Unis ça ne vaut pas le fait de passer un séjour ici. S’ils passent une semaine au Mali c’est comme si je leur donne une année d’enseignement. Mais malheureusement on a dû arrêter à cause de l’insécurité.

L’éducation dont vous parlez n’est toujours pas une priorité au Mandé qu’on a eu a sillonné il n’y a pas longtemps, que faites-vous à l’image de votre père pour pallier cela ?

J’essaie dans la mesure du possible de motiver les gens autour de moi. Avec aussi ce film je partage cette soif d’éducation en espérant que les jeunes qui ont assisté à la projection vont la transmettre à d’autres.

Le pays souffre aussi dans le domaine du cinéma, en tant que réalisateur que conseillez-vous ?

Nous avons tant de bonnes histoires à raconter. Le Mali est un pays d’histoire de tradition orale, d’épopée et nous ne devons pas être à court d’histoire. En allant voir nos parents, nos grands-parents ,qu’ils nous racontent leur histoire. Ils ont tous quelque chose de captivant. On peut faire des films avec. On ne peut pas s’asseoir et dire qu’on n’a pas de thématique. Les thématiques abondent. Je trouve que c’est ne que comme ça qu’on peut redynamiser le cinéma au Mali. Moi je n’ai pas été formé comme cinéaste mais j’ai appris sur le tas parce-que j’ai trouvé des histoires intéressantes qui ont fait de moi un cinéaste. Il m’a permis, depuis 21 ans, de travailler en Afrique du sud où j’ai fait trois films sur l’histoire de ce pays avant Mandela qui sont passés dans les télévisions Sud-africaines, au Japon, en Amérique latine et en Europe. Sur les origines de leur lutte notamment.

Votre père prônait que la démocratie n’est pas faite pour les analphabètes. N’est-ce pas tout le problème de la démocratie au Mali où le taux de scolarisation est en baisse ?

Exactement. C’est parce que, encore une fois on n’a pas beaucoup de citoyens instruits. Il faut instruire les gens pour la citoyenneté. Et sans école il n’y a pas de démocratie. Sans les citoyens qui connaissent leur droit il n’y a pas de démocratie. On a beau se démener, il faut éduquer le citoyen pour qu’il se construise avec l’école.

Aly Asmane Ascofaré