La leçon d’Hampaté Bâ : « Dialogue entre deux vieux Soudanais »

" Le vieux Sampoullo sort nonchalamment une tabatière de sa poche. Il chatouille le couvercle de sa main droite. Il…

 » Le vieux Sampoullo sort nonchalamment une tabatière de sa poche. Il chatouille le couvercle de sa main droite. Il finit par ouvrir cérémonieusement la boà®te. Il prend une pincée de la poudre jaune. Il la tient serrée entre le pouce et l’index. Il aspire par les narines avec un gloussement de crapaud. Assis, il tient ses bras croisés en X, les coudes serrés au corps, le tronc légèrement incliné sur ses pieds étendus à  même la terre. Les moustaches jaunes de tabac, les yeux mi-clos versant des larmes énigmatiques, Sampoullo soupire profondément. Il dit à  son ami Sambourou qui, enveloppé dans son ample vêtement, donne plutôt l’impression d’une grosse boule mal arrondie: “Quels temps vivons-nous? A quelques rares exceptions près, tout le monde, Blancs et Noirs, riches et pauvres, nous sommes “esclaves des mensonges”. La politique telle que nous la voyons au Soudan n’est point un instrument de bien. Au lieu de nous faire participer aux belles entreprises de l’évolution morale et matérielle, elle nous en interdit l’accès. Elle a créé en chacun de nous un bouillonnement d’âme qui se traduit par un désordre intérieur, au détriment de tout l’ordre extérieur sur lequel est basée la société entière. Ce désordre trouble les beaux jours et les belles nuits de l’entente générale à  un tel point, qu’on doit se demander: “Le Soudan entre-t-il dans la période féconde du bien-être ou dans les labyrinthes d’une ère o๠le travail ne peut être ni un bienfait, ni une joie?” Sambourou qui écoutait son ami sans bouger se redresse brusquement. Il ajuste son bonnet en forme de gueule de crocodile, fouille ses vêtements à  plusieurs reprises. Il croise les pieds, allonge la main droite vers la tabatière de Sampoullo, y plonge les deux premiers doigts. Il en extrait une pincée de tabac. Il l’aspire à  long trait, s’exclame en expirant l’air de sa poitrine et dit: “Mon ami Sampoullo, tu as bien parlé. Ton dire est bien charpenté. Mon père m’a défendu d’être pessimiste, mais il m’a recommandé de faire taire le tambour de mes sentiments quand il faut jouer les fifres de ma raison. Quant à  moi, J’ai examiné la situation avec les yeux de ma raison pour juger et déterminer notre état actuel. Je conclus: il est l’un des plus misérables.” –Pourquoi? –Parce que, le célèbre narrateur Brahima Kalilou a dit: “A la veille du jour o๠le pays ou une famille vont tomber dans la décadence, ses membres se mettront à  aboyer les uns contre les autres comme des chiens désoeuvrés.” Or, quel est celui qui pourrait dire que notre temps n’est point celui d’un clabaudage sans heurt ni mesure? Notre Soudan, si Dieu ne nous assistait, risquerait de subir le sort de l’homme de l’anecdote de la tête raboteuse. Sampoullo ouvre bouche, yeux et oreilles et demande avec insistance à  Sambourou de lui conter l’anecdote de la tête raboteuse. “Il m’est revenu, ô mon cher Sampoullo qu’il existait dans Ghana la splendide, un homme sordide, insigne fripon…… Il s’en va, un jour, trouver un brave boucher et lui dit: “Frère! vends-moi une tête de mouton à  crédit”. Le boucher lui cède la tête au prix promis. l’acquéreur revient à  la maison. Il emploie le peu d’argent qui constitue toute sa fortune à  acheter de quoi accommoder son emplette. Il en fait un plat délicieux. Il se dit à  lui-même: “Manger ce bon morceau sans grand appétit serait de ma part une perte stupide et donner raison à  la rumeur qui me fait passer pour un imbécile. Je vais passer la nuit sans souper. Demain matin, mon estomac sera si vide qu’il pourra contenir toute la tête y compris ses os.” Il place la tête dans une marmite qu’il garde dans un coin de sa case. A minuit, un bruit insolite le réveille! C’’est un chien qui, attiré par l’odeur de la bonne chère, cherche à  s’emparer du morceau. l’homme furieux peste contre le voleur. Poussé par la mauvaise humeur, il va se jeter sur le chien pour l’étrangler. Hélas, il manque l’animal mais tombe durement sur le pilier central de sa case. La poutre lui fracasse le crâne. Il titube de vertige et tombe à  la renverse, le visage baigné de sang. Pendant qu’il est en train de gémir de douleur, le chien plus heureux que lui emporte la tête. Les voisins réveillés en sursaut par ses pleurs se portent à  son secours. Ils lui demandent: “que se passe-t-il?” “Il s’est passé une scène misérable qui peut être ainsi résumée: “Une tête est perdue, une tête est fracassée et le cou reste débiteur du prix d’une tête.” “Que deviens-tu dans tout cela?” lui demanda un voisin. “Je demeure un malappris affligé d’intestins qui grouillent dans le ventre vide d’un corps qui porte au cou un sac à  argent sans deniers”. »