Souleymane Cissé : « Le Mali va très mal ! Il faut empêcher un deuxième Rwanda, c’est un problème continental »

Deux de ses films étaient au programme, Baara, le deuxième (1978) et le dernier Min Yé (2009). Résumé d'entretiens publics…

Deux de ses films étaient au programme, Baara, le deuxième (1978) et le dernier Min Yé (2009). Résumé d’entretiens publics menés avec Momar Kane, spécialiste du cinéma africain et Gérard Bérail, membre du collectif de programmation. Le Mali va très mal Je me sens nu, en train de vous parler, alors que la situation dans laquelle se trouve mon pays actuellement, aurait pu être évitée. Le Mali va très mal ! Il faut empêcher un deuxième Rwanda, C’’est un problème continental. Au Rwanda, il y avait deux ethnies, au Mali, il y en a 35 ! Il faut réagir ! à‡a va laisser beaucoup de traces, mais je suis convaincu que le Mali s’en sortira. On n’a pas su régler intelligemment les problèmes de rebellions dans le nord , qu’on appelait razzias, autrefois. Il y a le gaz, le pétrole…. On n’a pas su capitaliser nos richesses, on s’est laissé aller à  la facilité. Aujourd’hui, l’Algérie déclare que le cas du Mali est complexe et évite d’intervenir, ainsi que les autres puissances…. Des touaregs ont écartelé des noirs sans que personne ne bouge. Il y a trois mois, on m’a empêché de parler sur un média français, alors que les touaregs ont droit à  toutes les audiences, qu’on les prie de s’exprimer … Pourquoi autant de discrimination ? La nature de l’être humain n’a rien à  voir avec la couleur de sa peau …. Il faut dépasser les clivages … Il faut dépasser les clivages, C’’est ce qu’ont fait les cinéastes. Dans « Waati » (1995), je faisais parler des femmes touaregs : « On a besoin d’amour … » disaient-elles. Il y a aussi mon documentaire « le Devin de N’Golonina » que J’ai tourné en 1999 et que je ne pouvais pas montrer du temps d’A.T.T. (Amadou Toumani Touré le président du Mali renversé en mars 2012). [1] Tout est un problème de temps, il faut savoir attendre. Je suis soninké. Les Soninkés sont des migrants, des nomades, porteurs de richesses, aller voir ailleurs est une nécessité, personne ne peut vivre enfermé, l’échange est indispensable…. Mais l’Europe a peur de sa propre création et refuse cette richesse, Le discours de Dakar ? SC : Je n’ai rien à  en dire. Le peuple français a donné sa réponse. La première fois, J’avais cinq ans Je viens d’une famille musulmane très pratiquante, mes frères , commerçants, faisaient des allers et retours entre les pays. Un soir l’ami de mon frère est venu me chercher pour voir un film. J’avais cinq ans. C’’était un film de cow-boy, J’ai oublié le titre, J’étais émerveillé par la vue des indiens, des chevaux, des cascades. J’avoue que là , J’ai fait une découverte. Je ne savais même pas qu’on pouvait s’amuser ainsi avec un cheval. La nature … Je suis né à  Bozola, le premier quartier de Bamako. l’environnement était très important, il y avait le fleuve et les champs des grands parents. Nous, on accompagnait les sœurs qui amenaient la nourriture aux travailleurs . Tous les jours à  14h après la prière , on allait se baigner. C’’était le grand bonheur. Nous avons pris goût ainsi à  une certaine vie, raison pour laquelle dans tous mes films, on voit de l’eau. Je suis profondément lié à  l’eau. Pour moi, faire un film sans penser à  l’eau, C’’est un peu délicat. Ma grand-mère avait un champ avec des arbres. Elle vivait de la nature et y était très attachée. La nature tient une grande place dans mes films. Je me demande souvent ce que nous ferions sans elle. C’’est terrible ! Bamako, qui était une des plus belles villes de l’Afrique, est devenue une ville fantôme, le béton a remplacé les arbres et personne ne pense à  en replanter. MK : Il y a une scène très forte dans Yeelen. On voit une femme se baigner. Quel est le lien entre la femme et l’eau pour vous ? SC : Dans cette scène, il s’agit de lait. Cette femme est la mère de Nianankoro, elle est bambara. Chez les bambaras, quand il y a des problèmes insolubles, on s’en remet au lait, l’élément le plus pur et le plus complet, pour faire ses ablutions. C’’est un mythe que les bambaras partagent avec les peuls. Elle fait ses ablutions pour que son fils et son mari se réconcilient. C’’est un moment très fort, car on devine qu’elle tente l’impossible. Mais elle doit le faire pour ne pas désespérer. Le mouvement des deux calebasses qui se balancent et finalement s’écrasent l’une contre l’autre, symbolise l’affrontement inéluctable du fils contre son père. Martin Scorcese et … Yeelen Nous nous sommes rencontrés à  Paris, pour l’inauguration de la cinémathèque française. Martin Scorcese, qui ne me connaissait pas, a longuement parlé de Yeelen dans son discours. J’étais surpris d’apprendre que ce film avait été vu par des américains. En fait, il l’avait découvert en zappant en pleine nuit sur une chaà®ne culturelle et n’en avait pas dormi de la nuit ; « Comment se fait-il qu’il y a un tel film en Afrique et que nous ne le connaissions pas ? ». J’ai été étonné de découvrir sa vision personnelle de Yeelen. On est propriétaire d’un film au moment o๠on on l’écrit, ensuite, il ne t’appartient plus, et si l’autre, il le voit autrement, on ne peut pas l’en empêcher… Pour lui, Yeelen, C’’est un western, pourquoi pas ? Dans Yeelen, l’espace a son sens puisqu’on est dans un pays désertique. J’ai voulu mettre Nianankoro en contact avec la nature, le faire marcher sur cette terre qui craque. J’ai voulu qu’on se demande comment vivent ces gens-là . C’’est le moment o๠il se forme, o๠la nature lui donne la force d’aller attaquer son propre père. à€ Moscou, J’ai duré … Pour moi, le cinéma, C’’était les acteurs américains, comme Gary Cooper…. Quand je suis parti en Union Soviétique pour faire un stage de photo d’abord, puis de projectionniste, je ne savais pas ce qu’était un réalisateur. Puis, la curiosité m’a pris et J’ai voulu aller plus loin. J’ai pris le temps qu’il fallait. Car J’ai duré… J’y suis resté 9 ans. à€ l’Institut Supérieur de Cinéma de Moscou, J’ai découvert Potemkine d’Eisenstein. Je n’arrivais pas à  comprendre comment il avait pu enchaà®ner les images aussi rapidement. à€ ma demande, mon professeur m’a confié à  une monteuse qui m’a initié à  son art. Le montage C’’est la clé ! à€ sa table, le réalisateur est seul avec ses images. Heureux ou désespéré. J’ai appris la technique à  Moscou, mais J’étais convaincu que je ne pourrai pas faire des films à  la soviétique : différence des cultures et de rythmes. Quoique J’ai trouvé des ressemblances entre les symboliques russe et bambara. Quand J’ai tourné Baara, mon deuxième film, certains y ont vu l’influence soviétique : le thème de la classe ouvrière, le montage etc… Pour Finyé, le troisième, on en parlait encore. Mais plus pour Yeelen, puisque, maintenant, on le compare à  un western…. J’avoue que le cinéma social m’a beaucoup séduit. Quand tu vas chez les autres, il faut savoir prendre tout ce qui est positif, C’’est pourquoi ensuite, je suis allé en France. Sans projet , pas de cinéma … Je n’ai pas abandonné la partie. En 1995, pour parer à  la crise qui s’annonçait, J’ai créé une organisation de formation, production et distribution, l’UCECAO. à‡a n’a rien changé au niveau de l’à‰tat. Au Mali, chacun vit pour aujourd’hui, demain n’existe pas. Personne ne fait de projets, C’’est le drame de chez nous. Sans projet, pas de cinéma. Le problème de la culture est sérieusement posé. Regarde nos chanteurs ! Des valeurs sures ! Ils doivent s’expatrier pour exister. Quand Salif Keita te parle de ses problèmes, tu pleures avec lui. Il s’est passé du temps avant que je me remette à  tourner. Les responsables politiques savonnaient mon travail et ça m’a blessé. Et quand Min Yé a été terminé, J’ai eu le sentiment qu’il était rejeté car il luttait contre le pouvoir en place. Den Muso Si tu n’es pas dans le cercle des distributeurs … Quand il y avait des salles de cinéma, J’en ai bien profité avec Den Muso et Baara, mes deux premiers films ont été vus dans tout le Mali. La disparition des salles a commencé au moment de Yeelen, ensuite, on n’a même pas pu distribuer Waati. Pour Min Yé, on a fait une exploitation dans les hôtels, les gens sont venus très nombreux et joyeux. Le cinéma africain est considéré comme un cinéma d’un autre siècle. Il faut dire que le milieu du cinéma, chez vous, C’’est un petit clan. Si tu n’es pas dans le cercle des distributeurs, tes films ne seront jamais vus, si ce sont eux qui te portent, tu seras un génie, Woody Allen en est un exemple. à€ ta mort, on dira : « Ah ! Il était bien ! » On fait des films pour communiquer avec le grand public mais il y a barrage. Quelque part, on ne veut pas que ce public soit informé des réalités de ce monde. Les films américains, eux, passent partout. Je connais des cinéastes européens qui ont les mêmes soucis que moi, pas les mêmes problèmes, les mêmes soucis ! Du bon cinéma pour un bon public … Je ne me considère pas comme un modèle, je veux juste faire du bon cinéma pour un bon public. Traitez moi de forgeron plutôt que de griot. Il y a une nouvelle génération qui se prépare. Ma propre fille a commencé à  réaliser des courts métrages. Elle a une vision, une sensibilité différentes des miennes, beaucoup plus simple. Ce sont nos enfants qui doivent casser ce système, un jour, on ira voir des films africains, comme on va voir des films indiens ou asiatiques. Résister J’ai ressenti un plaisir énorme à  être parmi vous. Le plus important C’’est de continuer à  résister . Les temps à  venir ne seront pas simples, en résistant, vous donnez raison au temps…. D’autres collègues pourront venir vous visiter. Quant à  moi, je vais essayer de rester forgeron. Propos recueillis par Michèle Solle [1] le Devin de N’Golonina S. Cissé. Ce documentaire de 20 minutes a été projeté en mai 2012 à  Bamako, dans la salle de conférence de l’UCECAO. Il s’agit d’entretiens menés en 1999, par le réalisateur avec ermite, entièrement dédié à  Dieu, qui vit dans une cabane au bord du Niger. Il reçoit de nombreux visiteurs et s’interroge sur la société. Très réticent au début, il devient prolixe et livre sa vision sur l’état du pays : le Mali est un pays béni de Dieu, ce qui explique la richesse de son patrimoine naturel et culturel. Tout le problème, dit-il, vient de l’égoà¯sme, la méchanceté et le manque de solidarité de deux types de personnes : les riches qui n’acceptent pas de partager et les tenants du pouvoir . Il suffirait que ces derniers aient pitié de leurs compatriotes pour que le pays s’en sorte … Source:Clapnoir.fr