Société




Traite des personnes : une lutte à la peine

117 ans après l’abolition de l’esclavage au Mali, il continue de s’y perpétuer. De l’esclave par ascendance, fortement présent dans…

117 ans après l’abolition de l’esclavage au Mali, il continue de s’y perpétuer. De l’esclave par ascendance, fortement présent dans la région de Kayes, à l’exploitation sexuelle et à l’utilisation des enfants dans les conflits armés, le phénomène de la traite des personnes inquiète. Alors que le monde célèbre ce 30 juillet la Journée mondiale de lutte contre la traite des personnes, Journal du Mali met en lumière ces violations des droits de l’Homme dans le pays.

Farda aurait souhaité mourir sur le coup. Mourir plutôt que de subir l’humiliation d’avoir été tabassée comme un enfant à l’âge de 65 ans. Mourir plutôt que vivre désormais avec un bras fracturé et des lésions à la tête.

C’est arrivé le 6 juillet 2022 à Makana Toubaboukané, un village de la région de Kayes. Ce jour-là, la vieille dame et ses amies allaient au champ, « toutes joyeuses », en écoutant une chanson à la gloire d’Ousmane, un riche commerçant de la localité qui venait d’offrir un forage au village. Sur la route, elles tombent sur le septuagénaire Samba, qui se dit de la famille royale du village et qui leur interdit l’écoute de cette musique « à la gloire d’un esclave indigne de louanges », dit-il. Face à leur refus, le vieillard frappe violemment à la tête Farda avec un bâton puis lui donne des coups sur le bras.

« Mes camarades sont intervenues pour m’épauler, c’est suite à cela qu’il a fait appel à des jeunes de sa famille pour aller tabasser nos familles et brûler nos maisons », raconte la victime. Coumba, 50 ans (séquelles à la tête), Lassana, 24 ans (bras fracturé) et Adama, 50 ans (coude déplacé) ont été les autres victimes.

« Chez nous, soit tu acceptes d’être esclave, soit tu vis l’enfer », s’exclame Mikhailou Diallo, le Président régional à Kayes de la Fédération malienne des Associations de lutte contre l’exclusion, la discrimination, l’esclavage par ascendance et les inégalités sociales (FMALEDEI).

À Makana Toubaboukané, comme dans différents villages de la région homonyme de la Cité des rails, les violences liées à l’esclavage par ascendance s’intensifient ces dernières années. « 62 personnes (57 hommes et 5 femmes) ont été blessées lors de violents affrontements dans la région de Kayes,et 80 ont dû fuir leur domicile à cause du phénomène », avait alerté l’ONU dans une note datée de 2021.

De capturées à mises en servage

Traditionnellement ont été considérées comme esclaves au Mali des personnes capturées au cours de razzias ou échangées par des guerriers lors de conflits tribaux à l’époque précoloniale. La transmission du statut aux enfants se fait via la maman, quel que soit celui du papa. « Mais dans nos localités de Kayes, actuellement, tous ceux qui ne sont pas de la lignée des fondateurs des villages sont considérés comme des esclaves », assure M. Diallo.

En croire ce dernier, le système pour devenir « esclave » est tout simple. « Quand un étranger s’installe dans l’un de ces villages, au bout d’un certain temps, ils [les chefs traditionnels, NDLRlui donnent une fille en mariage en disant qu’il est une bonne personne. Mais dès qu’il commence à réussir dans la vie, ils lui annoncent que c’est l’une de leurs esclaves qu’il a épousée et que, du coup, ses enfants deviennent leur propriété. S’il décide de quitter le village, on lui retire les enfants », explique-t-il. Dans ces zones, les « esclaves » n’ont droit à aucun poste de responsabilité (Maire, Imam, prêtre…), leurs cadavres sont enterrés à l’écart de ceux des « nobles » et leurs veuves sont contraintes de passer 2 mois et 5 jours d’observation de la période de veuvage au lieu de 4 mois et 10 jours, comme l’exige l’Islam.

L’esclavage a été aboli au Mali par l’administration coloniale par un décret datant du 12 décembre 1905. Mais il perdure. Tout comme à Kayes, « le phénomène existe dans toutes les communautés du pays. Cependant, ses manifestations différent d’une localité à une autre, d’une communauté à une autre. Au nord du Mali, il existe toujours des poches où l’esclavage persiste encore sous plusieurs formes », explique Soumaguel Oyahit, Secrétaire général du Bureau exécutif national de l’association Temedt pour la Consolidation de la paix, le développement et la promotion et la protection des droits humains. Au nord, la communauté la plus souvent victime de la pratique est généralement celle tamasheqs noirs, appelés les « Bella ».

105 personnes inculpées

Au Mali, il y a ceux qui pensent que l’esclavage par ascendance est une coutume qu’il faut respecter et les autres, qui trouvent qu’il faut le bannir car « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits », comme le stipule la Déclaration universelle des droits de l’homme. C’est dire la difficulté de lutter contre cette pratique dans le pays.

Le 3 février 2011, le gouvernement a adopté le décret n°2011-036/PM-RM créant le Comité national de coordination de la lutte contre la traite des personnes et les pratiques assimilées (CNLTP). Cela a été suivi par l’adoption de la loi n°2012-023 du 12 juillet 2012 relative à la lutte contre la traite des personnes et pratiques assimilées. Elle prévoit des sanctions pénales pour les individus coupables de traite des personnes pouvant aller de 5 ans d’emprisonnement à la réclusion à perpétuité selon les circonstances. Suivra le lancement d’un Plan d’action national (2018-2022) le 1er février 2019.Ce Plan d’action national, qui fait actuellement l’objet d’une révision par les parties prenantes, prévoit entre autres de promouvoir la coordination et la coopération des acteurs de la lutte contre la traite des personnes.

Le ministre de la Justice Mamadou Kassogué a appelé en décembre dernier les Procureurs généraux « à prendre des dispositions pour que des poursuites soient engagées pour tous les cas de violences physiques et d’atteintes aux biens exercées contre ces personnes en considération de leur statut ».

SelonMe Lury Nkouessom, chef de file de la Composante Accès à la justice de Mali Justice Project (MJP) de l’USAID, le système judiciaire a été particulièrement actif en 2021 dans la poursuite des affaires de traite des personnes. « 105 personnes ont été inculpées de traite des personnes et / ou de trafic de migrants. Elles sont actuellement en attente de leur procès. Les tribunaux de Kayes, à eux seuls, ont jugé 36 affaires liées à la traite des personnes et à l’esclavage l’année dernière », explique-t-il.

Ces mesures ne convainquent cependant pas les associations de victimes, selon lesquelles « les crimes d’esclavage sont considérés comme des problèmes de terre, des conflits entre clans, des coups et blessures par la justice ». Me Lury Nkouessom du MJP reconnaît d’ailleurs que la loi sur la traite internationale ou interne des personnes (TIP) de 2012, en vigueur, comporte de nombreuses failles. « Elle n’est pas conforme aux normes internationales sur la TIP. Par exemple, dans la loi de 2012, le trafic de migrants est assimilé à la traite des personnes alors qu’il s’agit de deux infractions distinctes et complètement différentes régies par le Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée. Il y a aussi le fait que la loi se concentre fortement sur les poursuites judiciaires mais n’accorde que très peu de place à la protection et à l’assistance aux victimes », dit-il.

L’esclavage par ascendance n’est que la partie visible de l’iceberg de la traite des humains au Mali. Selon une récente étude de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), les formes de trafic les plus répandues dans le pays sont le travail forcé des enfants dans les activités domestiques et minières, l’exploitation de la mendicité des enfants, l’exploitation sexuelle et la prostitution forcée des femmes et des filles et l’esclavage par ascendance. Par ailleurs, la crise sécuritaire et humanitaire que connaît le Mali a également généré de nouvelles formes de trafic, à savoir l’exploitation des enfants associés aux groupes armés et le trafic de migrants. En novembre dernier, un atelier de formation a été organisé à Bamako sur la traite des personnes. Dans des rapports du Département d’État américain sur la traite des personnes publiés en 2020 et 2021, le Mali est classé parmi les pays qui ne « se conforment pas pleinement aux normes minimales pour l’élimination de la traite des personnes ». Sans efforts, le Mali risque de tomber dans la catégorie 3, la phase la plus critique.

Aly Asmane Ascofaré

Journal du Mali N°381 – Crédit photo