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Yves Trotignon : « L’ennemi reste insaisissable »

La force Barkhane est mobilisée à la frontière entre le Mali et le Burkina Faso pour traquer les groupes djihadistes…

La force Barkhane est mobilisée à la frontière entre le Mali et le Burkina Faso pour traquer les groupes djihadistes qui ont fait de cette zone une base de repli. La lutte contre le terrorisme menée par la France a permis en quatre ans de neutraliser des centaines de terroristes et de mettre la main sur d’importants stocks d’armes. Pourtant, la menace ne cesse de s’intensifier. Yves Trotignon, analyste et spécialiste du terrorisme, décrypte pour le Journal du Mali les causes de ce phénomène en progression.

La force Barkhane a neutralisé des dizaines de djihadistes suite aux opérations Bayard et Panga. Peut-on dire que la force française se révèle efficace dans sa lutte contre le terrorisme au Sahel ?

Il y a une vraie excellence tactique des forces françaises, une vraie capacité de la force au Sahel et en particulier au Mali à prendre le dessus contre les djihadistes en combat direct, dans une embuscade ou dans des opérations ciblées que ce soit des frappes aériennes ou un raid de commando, ça c’est très clair. Effectivement, il y a des saisies d’armes assez conséquentes, mais attention, il faut regarder ce qui est saisie, ce sont très souvent des explosifs, improvisés pour la plupart, il n’y a pas tant d’armes de poing ou de fusil d’assault que ça, donc attention un petit peu au bilan que l’armée française diffuse. Les forces françaises travaillent, il n’y a aucun doute là-dessus, mais il y a tout de même assez peu d’affrontement direct, je crois qu’en 2015-2016, il y a eu une dizaine de combat direct seulement entre la force française et les djihadistes. L’opération Bayard est le premier affrontement d’importance depuis début 2017. C’est un succès tactique, mais l’ennemi reste insaisissable. D’autre part, l’ensemble de la situation sécuritaire au Mali ne s’améliore pas. Depuis 2012, on n’a jamais eu autant d’attentats au Centre et au Nord du Mali. L’opération Serval qui a été efficace en 2013, ne produit donc plus d’effet sur la sécurité générale du pays.

Que faudrait-il pour que cette lutte contre le terrorisme soit efficace ? 

Le djihadisme au Mali comme en Somalie, en Irak ou au Yémen, est à la fois un phénomène en soi et aussi le symptôme de quelque chose de plus profond, dû à une crise générale de gouvernance au Mali, les conséquences éventuelles de la crise Libyenne, des différentes crises touaregs au Nord du Mali et au Niger depuis une trentaine d’année, des difficultés d’intégration, de relation entre les communautés. On le voit bien avec l’émergence de mouvement autonomiste peul, la mise en avant par les djihadistes des origines ethniques ou communautaires, qui montre bien qu’ils sont issus d’une communauté dont quelques membres sont séduit par l’idéologie djihadiste, ce qui ne se faisait pas tellement avant. Les crises se mélangent, les groupes aux origines et aux motivations différentes s’associent pour le djihad régional ou mondial. On se rend compte aussi que derrière ces djihadistes, il y a d’autres crises, du narcotrafic, des problèmes de redistribution des richesses, d’infrastructures, de relations entre les différentes communautés, de corruption. Les français combattent les éléments djihadistes, les Nations-unies essaient de faire leur métier, de la stabilisation, de la pacification, du state building, mais vous pouvez venir régler un problème, faire du mieux que vous pouvez, mais si vous ne régler pas de façon générale l’ensemble des crises, vous n’arriverez pas à grand-chose rapidement.

Pourquoi cette concentration des groupes djihadistes vers le Sahel ? Quel caractère stratégique revêt-il pour ces groupes ?

La présence des djihadistes algériens au Sahel comme AQMI existe depuis plus de 20 ans. À l’origine, ils n’étaient pas là pour faire des choses contre le Mali ou le Niger, c’était plus une base arrière. Il y a eu progressivement une convergence d’intérêts entre certains irrédentistes du Nord Niger ou du Nord Mali qui se sont trouvés des intérêts communs, des convergences idéologiques. Le Sahel n’est pas stratégique pour ces groupes, il abrite les djihadistes. L’idée principale chez ces groupes, c’est de provoquer du chaos sur place pour s’emparer du pouvoir, attirer les forces de sécurité pour les affronter et les vaincre, pas militairement mais politiquement, les discréditer, provoquer un enlisement, provoquer le départ des forces étrangères qui auront essayé de gagner alors que la crise s’est aggravée.

Selon vous, faut-il négocier avec certains chefs djihadistes comme Iyad Ag Ghaly ou Amadou Kouffa ? 

Certains responsables maliens reprochent plus ou moins publiquement aux Français d’avoir épargné Iyad Ag Ghaly en 2013. Un leader comme lui peut avoir des contacts parallèles très utiles. Il a été épargné pour ne pas fermer les portes politiques après la guerre. Mais en même temps, pour les autorités maliennes, Iyad Ag Ghaly est l’un des grands criminels de 2013. Il faut savoir où est-ce que vous mettez votre curseur. Mais si vous le faites, il faut avoir aussi les idées claires sur les personnes à qui vous parlez, que vous intégrez dans les négociations, l’idée étant toujours de fractionner votre adversaire en petits groupes qui vont éventuellement s’affronter entre eux et que vous allez progressivement attirer vers vous, soit par leur propre violence, soit par des accords politiques. Donc effectivement, négocier avec des djihadistes ça va être une occasion de les fractionner. Ce qui veut dire qu’ à un moment certains djihadistes qui pensaient arriver au pouvoir ou avoir des postes importants dans la vie politique vont se retrouver un peu marginalisé ou vont se considérer comme des perdants des négociations et vont avoir tendance à éventuellement être de nouveau violent, donc il faudra renégocier. Ce genre de division peut durer longtemps. Dans tous les cas, il va être difficile de vendre aux autorités maliennes le fait qu’il faut négocier avec Iyad Ag Ghaly qui a par ailleurs tué des Maliens et des Français, alors que les Français sont contre le fait que Iyad Ag Ghaly soit remplacé par quelqu’un d’autre.