Aminata Dramane Traoré : « l’ONU est aux ordres des membres du Conseil de sécurité et non à l’écoute des peuples souverains »

Sociologue, écrivaine, militante altermondialiste, Aminata Dramane Traoré a plusieurs cordes à son arc et autant de combats à mener. Depuis toujours, ou presque, elle questionne le pré-établi, pousse l’analyse et dénonce au besoin. Ses prises de position vont de la dénonciation de la politique française en Afrique au néolibéralisme ou encore aux questions des droits des femmes. Toujours avec l’intensité qui la caractérise, l’ancienne ministre de la Culture répond à nos questions.

Le Mali célèbre ce 14 janvier la « Journée nationale de la souveraineté retrouvée ». Estimez-vous que nous le pays a vraiment recouvré sa souveraineté ?

J’ai pris part à la mobilisation du 14 janvier 2022 parce qu’indignée par les sanctions infligées à notre pays par la CEDEAO et l’UEMOA. C’est un combat d’avant-garde, en raison de l’importance stratégique des enjeux de souveraineté de nos jours. Ils sont politiques, géopolitiques, militaires, sécuritaires, mais aussi économiques, sociaux, culturels et écologiques. Un jalon important vers l’affirmation de notre souveraineté a donc été franchi ce jour-là. La souveraineté étant une quête de tous les jours, les acquis doivent être entretenus et consolidés. Tel est le sens à donner à la « Journée nationale de la souveraineté retrouvée ».

Dans cette quête de souveraineté, les autorités de la Transition ont pris de nombreuses décisions qui ont créé des tensions avec certains partenaires, notamment la France ou certains voisins. Cette quête doit-elle être aussi conflictuelle ?

La conflictualité de cette quête ne dépend pas que du Mali. Elle rend compte de la volonté de puissance de la France dans ses anciennes colonies d’Afrique, ainsi que des failles dans la coopération sous-régionale, bilatérale, multilatérale et internationale. Notre pays est un véritable cas d’école.

Le Mali redéfinit ses alliances dans une période très polarisée, notamment par la guerre en Ukraine. Comment tirer son épingle du jeu dans cette situation ?

La guerre en Ukraine jette une lumière crue sur les buts des guerres des temps présents, dont celle qui a été imposée au Mali au nom de « l’anti-terrorisme ». Je n’ai pas cessé, dès 2012, de contester et de déconstruire ce narratif français à la lumière de ce que je sais des interventions militaires étrangères. J’ai exprimé mon désaccord en ayant à l’esprit ce qui s’était passé en Irak et surtout en Libye. Alors comment choisir son camp entre des puissances qui s’autoproclament « démocratiques » et les autres (Chine, Russie, Turquie), qu’elles considèrent comme autocratiques parce qu’elles n’adhèrent pas à leurs principes politiques ? C’est le non alignement qui nous sied le mieux pour nous frayer notre propre voie, conformément aux besoins de nos peuples qui n’en peuvent plus des fausses promesses de développement, de démocratie et de gouvernance.

Vous avez symboliquement été candidate au poste de Secrétaire général de l’ONU. Selon vous, pourquoi la réunion demandée par le Mali en août dernier concernant un soutien présumé de la France aux terroristes n’aboutit-elle pas ?

Permettez-moi de rappeler d’abord que cette candidature symbolique au poste de Secrétaire général des Nations-Unies, auquel les femmes étaient invitées à se présenter, était l’occasion pour moi de rappeler que la crise de la démocratie libérale est stratégique. Le fait d’être homme ou femme à ce poste ne fait pas de différence dans l’ordre congénitalement injuste et violent du capitalisme. L’ONU est aux ordres des membres du Conseil de sécurité et non à l’écoute des peuples souverains.

Il n’y a de ce fait rien d’étonnant au mépris avec lequel la demande du Mali a été traitée au sujet d’une réunion autour d’une question qui fâche la France et perturbe ses alliés occidentaux. C’est pour cette raison que je souligne dans la vidéo que je consacre à l’ONU que la réforme dont elle a besoin va bien au-delà de la représentation de ses membres au Conseil de sécurité. Sa mission est à repenser à la lumière des crises qui s’amoncellent et s’aggravent, du fait de la loi du plus fort qui est la règle du jeu.

L’affirmation de la souveraineté du Mali ou d’un nouveau narratif du pays ne passe-t-elle pas aussi par la rupture des relations diplomatiques avec la France, accusée par les autorités de soutenir les terroristes ?

Ces relations sont à repenser et à refonder en se respectant et en s’écoutant mutuellement sur tous les sujets, y compris ceux qui fâchent comme le soutien de la France aux terroristes. En s’y refusant, Paris conforte l’idée selon laquelle elle est au-dessus du droit international, qu’elle prétend défendre, et aggrave la crise de confiance qui remonte aux premières heures de l’Opération Serval, suite à l’interdiction de l’accès à Kidal aux FAMa.

Qu’avez-vous ressenti à l’annonce du départ des soldats français du pays ?

Bien entendu un sentiment de fierté. La guerre dite « anti-djihadiste » étant sous nos cieux une nouvelle étape de l’impérialisme et de la recolonisation par l’intervention militaire.

Mais la situation sécuritaire ne s’est guère améliorée depuis…

Il en est ainsi parce le diagnostic est erroné. Les conséquences sont érigées en causes. Nombreux sont les analystes avisés qui rappellent que le terrorisme est un mode opératoire et non un ennemi spécifique. Le phénomène prend de l’ampleur au fur et à mesure que les mécanismes du pillage de nos richesses, du délitement du lien social et de la destruction de l’environnement s’accentuent au profit des banques, des grandes entreprises et de leurs actionnaires. L’ennemi principal est, en somme, le néolibéralisme, que nos élites s’interdisent de nommer pour ne pas scier la branche de l’arbre sur laquelle elles sont assises.

Des discours anti politique française se font de plus en plus entendre au Sahel, mais dans des pays qui ont en commun d’être dirigés par des militaires. Cette dynamique pourra-t-elle être maintenue après le retour à l’ordre constitutionnel ?

Les discours anti politique française ont largement contribué à l’éveil des consciences et à la libération de la parole. Ils ont également alerté la France sur l’impérieuse nécessité de changer son fusil d’épaule. Les dirigeants qui succéderont aux militaires se rabaisseront aux yeux de leurs concitoyens et des opinions publiques en jouant au béni-oui-ouisme.

Selon certains analystes, les raisons profondes de la crise au Mali sont d’abord économiques. Partagez-vous cette analyse ?

Ces analystes ont parfaitement raison. Je dis la même chose sans pour autant être sur la même longueur d’onde que la plupart d’entre eux, parce qu’il y a économie et économie. Pour moi, il ne s’agit pas d’approfondir les politiques néolibérales au nom d’une prétendue intégration dans l‘économie mondiale. Il s’agit, à la lumière des inégalités entre Nations et à l’intérieur de chaque pays, de réinventer l’économie afin qu’elle devienne une réponse à la faim, à la soif, à la peur et à la haine. L’état actuel des vieux pays industrialisés, comme celui des émergents, en pleine tourmente, invite à méditer sur ce que « développer économiquement » veut dire.

Pour atteindre notre souveraineté, nous avons donc besoin de transformer notre économie ? Par quoi cela passe-t-il selon-vous ?

C’est une excellente question dont nous devons nous saisir toutes et tous et à tous les niveaux. La tâche est colossale et exaltante. J’abonde dans le sens de Kako Nubukpo, Commissaire de l’UEMOA, qui plaide pour la révision de fond en comble des accords de libre-échange entre l’UE et les ACP (pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique), du néoprotectionnisme et du « juste échange ». Il faut dans cette perspective (la liste n’est pas exhaustive) : une pensée économique et politique autonome, nourrie des enseignements de ces 62 ans d’essais de développement, la confiance en nous-mêmes et en les autres, la solidarité, dont le patriotisme économique est l’une des clés. On achète et on consomme Malien et Africain au lieu de continuer à importer tout et n’importe quoi, dont les restes des consommateurs des pays « émergés » ou « émergents ». Il faut une intégration sous-régionale basée non pas sur la compétition à mort mais sur la conscience de notre communauté de destin et des valeurs que nous avons en partage. Les femmes et les jeunes doivent être les fers de lance de cette quête d’alternatives.

Le Mali est aussi un pays de paradoxes, « une population pauvre assise sur des richesses ». Est-ce à cause des politiques menées depuis l’indépendance, qui n’étaient pas assez ambitieuse ?

Les régimes successifs n’ont pas manqué d’ambition. Ils ont rarement eu les marges de manœuvre nécessaires. La Première République a été torpillée et farouchement combattue par la France parce que le Président Modibo Keita avait opté pour la souveraineté en vue d’un développement conforme aux intérêts supérieurs des Maliens. Les régimes suivants ont été contraints et obligés par les institutions de Bretton Woods à désétatiser, en faisant du secteur privé, dont les tenants et les aboutissants échappent totalement aux Maliens ordinaires, le moteur du développement. L’immense majorité de nos élites refusent d’admettre que le capitalisme malien et africain gagnant est sans issue.

Vous menez aussi depuis plusieurs années un combat pour les femmes. Que pensez-vous du mouvement féministe au Mali, qui semble se développer ?

Le mouvement de libération des femmes africaines, dont les Maliennes, souffre, à bien des égards, comme le processus de développement, des mêmes stigmatisations, du mimétisme et de la volonté de rattrapage de l’Occident. Le prix à payer est considérable aux plans économique, social, culturel, politique et écologique. Nous sommes de grandes consommatrices d’idées, de biens et de services. La question des postes et des places dans un tel système est, de mon point de vue, secondaire. Hommes ou femmes, notre capacité d’analyse des faits, de propositions d’alternatives et d’anticipation est défiée comme jamais auparavant.

D’où vient votre engagement pour tous les combats que vous menez ?

Ma mère, Bintou Sidibé, m’a marquée par sa conception du monde et des relations humaines. C’est ce qui me pousse à m’emparer de tout ce qui peut contribuer à les améliorer au niveau local (le pavage de mon quartier, la conception d’un marché malien des produits faits main), à investir dans la défense des droits des migrants et des réfugiés (Migrances) et dans celle de notre pays et de l’Afrique, partout où l’on tente de nous piétiner, de nous humilier.

Lifting pour six monuments de Bamako

Baptisée, « SOS Monuments» cette opération concerne dans un premier temps les monuments de l’Indépendance, Kwamé N’Kruma, Place Mamadou Konaté (Eléphant), Colombe de la paix, Place Abdoul Karim Camara dit Cabral et la Tour de l’Afrique. C’’est une initiative du ministère de la culture en partenariat avec le groupe Africable Télévision qui s’engage à  donner un nouveau visage à  ces œuvres à  travers la prise en charge totale des coûts d’entretien et de promotion des monuments répertoriés. Classés patrimoine national, la plupart de ces joyaux sont aujourd’hui dans un état de délabrement avancé. «Le symbolique choix du monument de l’indépendance pour ce premier engagement d’un partenariat privé à  nos côtés est l’occasion pour moi, de voir un Mali émergent. En s’engageant à  participer à  la rénovation, à  l’entretien et à  la sensibilisation pour la sauvegarde de la bonne gestion des monuments de Bamako, le groupe Africable Télévision ouvre la voie à  un modèle de coopération unique et un chemin nouveau dans la promotion du patrimoine culturel», a déclaré le ministre de la culture, Mme N’Diaye Ramatoulaye Diallo lors du lancement en fin juillet dernier. Presque un mois après, les ouvriers sont à  pied d’œuvre sur les différents sites, pour redonner aux monuments leurs éclats d’antan. Pour le PDG du groupe Africable « un monument n’est pas seulement qu’une œuvre architecturale, si belle soit-elle, ni simplement un lieu de mémoire. Il s’agit aussi et surtout d’un marqueur essentiel de l’histoire d’un peuple et d’une nation en devenir. A ce titre et parce qu’ils nous renvoient à  notre mémoire collective, nous devons à  nos monuments respect, entretien, attention et promotion » a-t-il indiqué. Lé département de la culture lance un appel aux citoyens et aux opérateurs économiques pour la rénovation et la valorisation de ces monuments.

Quand les monuments parlent…

A l’opposé de bien des capitales africaines, Bamako est dotée d’espaces verts pour les adeptes de la promenade et de monuments à  visiter. Tout bamakois connait aujourd’hui le monument de l’obélisque affectueusement appelé « Bougie Ba » de par sa hauteur. Cette bougie géante est l’épicentre d’un angle droit dont les extrémités sont confiées à  deux leaders africains : Kwamé Nkrumah et Amilcar Cabral. La bougie éclaire le legs de ces deux combattants tout en rappelant à  la jeunesse la richesse du tréfonds culturel malien. Les amoureux se promènent sous l’ombre de la Bougie tous les soirs dans l’espoir de se marier un jour. Parlant de mariage, une place le symbolise bien. A Badalabougou, le jardin du mariage passe presque inaperçu or C’’est la place que nul ne doit ignorer. Ici, un homme au regard attendrissant tend la main à  une femme et lui demande de traverser ensemble le pont de la vie pour une vie nouvelle. Auparavant, ils se passeront deux bagues posées à  l’entrée du pont. Ce jardin, curieusement flirte avec la rue Léopold Sedar Senghor qui mène à  l’université de Bamako comme pour dire aux étudiants une fois le savoir acquis on rejoint l’école de la vie. Cette femme jeune, svelte et timide demandée en mariage à  Badalabougou, se métamorphose avec les maternités, s’impose en socle de la société avec une sculpture majestueuse qui rappelle la Tour de l’Afrique à  Faladié. Cette immense tour symbolise bien la femme africaine avec ses tours et contours imposants, son pourtour de grobiné, ses atouts de reine et son encensoir surplombé qui encense Bamako. Ouverte à  l’Afrique, la capitale malienne se sécurise avec sa Place des militaires à  Sotuba. Solidaires et imbus de leur mission patriotique, ils avancent regroupés sous les yeux du Général Soumaré qui regarde du coin de l’œil la statue de la victoire et les colombes comme pour se souvenir que « la guerre est trop sérieuse pour être confiée aux militaires ». A Ngolonina, trône fièrement la Place des chasseurs que les gouvernants ont eu l’intelligence de coincer entre l’ambassade de Russie et le centre Père Michel. Russes comme français ont dû s’interroger sur la signification d’édifices publics représentant l’éléphant (Sama Ba), le buffle (Sigui) à  Kalaban, l’aigle (monument de la paix à  l’ACI 2000, l’hippopotame (Maliba) à  Dravéla sans oublier les trois caà¯mans considérés comme les totems de la ville de Bamako. Pour la petite histoire, l’image de ces trois caà¯mans figure même sur les bulletins de naissance des natifs de la capitale. En historien averti, le président Alpha Omar Konaré n’a pas oublié les tirailleurs de Thiaroye 44. Une place leur est dédiée au C’œur du marché principal de la ville et son entretien est permanent tout comme cette place exceptionnelle « des martyrs » qui s’impose aux visiteurs invités à  parcourir la liste des personnes ayant perdu la vie pour que le Mali divorce d’avec la dictature et le parti unique. Cette place met en orbite une mère éplorée tend les bras au ciel pour implorer le créateur. Interpellatrice place. Bamako captive. Bamako danse et le monument de la vedette mondiale Ali Farka Touré vient combler l’absence des grands de la musique malienne. Imposant et majestueux, Ali Farka a, à  Lafiabougou, un monument à  sa dimension qu’on quitte difficilement pour la place CAN à  l’ACI 2000. Cette place qui nous replonge dans la coupe d’Afrique de football organisée par le Mali en 2002 met les deux poules des équipes qualifiées autour d’une aire de jeux en gazon avec des deux côtés les bois des gardiens de but et en arrière plan se trouve le trophée de la compétition. Ce serait une entorse de ne pas évoquer le jardin du Maire et le Monument de l’indépendance. Sis au boulevard de l’indépendance, le monument du même nom a vu défiler bien des chefs d’Etat. Il cristallise la volonté du Mali d’aller de l’avant et le désir des maliens à  maintenir ce pays de guerriers dans le concert des nations démocratiques.