Lutte contre la corruption : où en est le traitement des dossiers ?

La lutte contre la corruption, érigée en priorité de la Transition, semble s’accélérer ces dernières semaines avec l’interpellation de plusieurs personnalités soupçonnées dans divers dossiers. Toutes bénéficient de la présomption d’innocence tant qu’elles ne sont pas condamnées, 

Depuis plusieurs semaines, de nombreuses personnalités ont été arrêtées dans le cadre de la lutte contre la corruption. La dernière arrestation d’une personnalité d’envergure est celle d’Adama Sangaré, maire du District de Bamako depuis 2007, placé sous mandat de dépôt le 20 septembre dernier. Il est accusé d’avoir « effectué des morcellements, des attributions illégales de parcelles appartenant à l’État et des accaparements des terres ne relevant pas de leur compétence dans la zone aéroportuaire ». Adama Sangaré qui est un habitué de la maison centrale d’arrêt avait d’abord été incarcéré en octobre 2019 pour faux et usage de faux et atteinte aux deniers publics dans le cadre d’un dossier portant sur une marché d’éclairage public pour près de 500 millions de francs CFA en 2010, avant d’être remis en liberté en mai 2020, puis réincarcéré en mai 2021 dans la même affaire, avant d’être à nouveau libéré un mois plus tard, en septembre 2021. Pour certains observateurs, le cas particulier d’Adama Sangaré est une illustration parfaite de certains maux de la justice malienne : arrêter sans juger. Ce spectre plane sur l’ancien ministre de la Sécurité et de la protection civile, le Général Salif Traoré, accusé de « faux, usage de faux, détournement de biens publics et complicité d’abus de biens sociaux » dans l’affaire dite « Sécuriport ». Il a été placé sous mandat de dépôt le 30 août 2023, au camp 1 de Bamako. Cette nouvelle affaire qui porte sur un contrat de concession entre le Gouvernement du Mali et la Société Sécuriport LLC pour la fourniture d’un système de sécurité pour l’aviation civile et l’immigration est une des nombreuses qui visent d’anciens responsables sous la présidence IBK.

Des procédures lentes

Si les mandats de dépôt sont rapidement décernés, l’instruction des différents dossiers traîne en longueur. Inculpé puis arrêté le 26 août 2021 par la chambre d’accusation de la Cour suprême dans l’affaire de l’achat d’un avion présidentiel et d’équipements militaires, Soumeylou Boubeye Maiga est mort le 21 mars 2022 sans avoir été jugé. L’arrestation de l’ex-Premier ministre d’IBK avait été dénoncée par Cheick Mohamed Chérif Koné, ancien premier avocat général de la Cour suprême. Selon lui, cette juridiction n’était pas compétente pour instruire l’affaire. Le procureur général de la Cour Suprême Mamadou Timbo s’en était défendu affirmant que lorsque la haute cour de justice (compétente pour juger selon la Constitution de 1992) est inopérante, « l’instruction se poursuit à la Cour suprême ». Selon un analyste qui a requis l’anonymat, ces arrestations serviront à « étoffer » le bilan de la transition. Mais dans le fond, les affaires ne bougent pas. Dans le cadre des dossiers de l’achat de l’avion présidentiel et celui des équipements militaires, plusieurs personnes citées, notamment des opérateurs économiques, ne se trouvent pas au Mali. Un mandat d’arrêt vise également Moustapha Ben Barka, aujourd’hui vice-président de la BOAD. D’autres anciens ministres d’IBK, contraints à l’exil, sont visés depuis le 25 juillet 2022 par des mandats d’arrêts internationaux pour « crime de faux, usage de faux et atteinte aux biens publics » dans l’affaire dite Paramount, qui remonte à 2015. Il s’agit des anciens ministres de l’Économie et des finances Boubou Cissé et Mamadou Igor Diarra et de l’ancien ministre de la Défense et des anciens combattants Tiéman Hubert Coulibaly, ainsi que plusieurs opérateurs économiques, notamment Babaly Bah, ancien PDG de la BMS.

Des procès possibles ?

L’absence de ces personnes ainsi que les décès de certains responsables compliquent l’instruction de ces affaires. Madame Bouaré Fily Sissoko, ancienne ministre de l’Économie et des Finances de 2013 à 2015 est placée sous mandat de dépôt depuis le 26 août 2021 dans l’affaire dite de l’avion présidentiel et de l’achat des équipements militaires. Dans une lettre ouverte envoyée au président de la transition le 26 août 2022, elle avait réclamé la tenue de son procès. « J’avais placé tout mon espoir en la procédure en cours. Malheureusement, le temps que prennent les choses me préoccupe au plus haut niveau, notamment au regard de mon âge et de l’espérance de vie très limitée dans notre pays », indiquait-elle dans sa lettre. Mais, selon un analyste qui a requis l’anonymat, il sera difficile de tenir ces procès, car selon lui, « cela pourrait relever la faiblesse de certains dossiers ». Pour lui, « la justice joue la montre, le temps de la transition ». Aucune date n’a encore été indiquée pour d’éventuels procès et la justice communique très peu sur les affaires. Selon une source judiciaire, une cour d’assises spéciale devait être convoquée pour qu’un jugement ait lieu, mais sans donner plus d’explications, il ajoute simplement que cette cour n’est plus en « projet ». Cette source ajoute que la lenteur dans les procédures s’explique aussi par les changements intervenus au niveau des juridictions. Plusieurs juges ont été remplacés. « Avec un nouveau juge, c’est comme si la procédure reprenait de nouveau » , assure-t-il.

Le dossier des masques COVID qui s’est traduit par l’interpellation de Youssouf Bathily, ancien Président de la Chambre de commerce du Mali et certains de ses collaborateurs depuis le 23 novembre 2022, n’a pour le moment pas non plus trouvé de suite. Il leur est reproché des malversations financières dans l’achat des masques COVID qui ont été distribués en 2020 peu avant la tenue du scrutin législatif.

Des auditions en cours 

L’ancien Président de l’Assemblée nationale de 2013 à 2020, Issiaka Sidibé, croupit lui aussi à la Maison centrale d’arrêt de Bamako depuis le 9 août 2023. Accusé d’atteinte aux biens publics, l’ancien député a été mis aux arrêts, ainsi que son ex-Directeur financier et actuel Président de la Fédération malienne de football, Mamoutou Touré dit Bavieux, Modibo Sidibé, Secrétaire général de l’Assemblée nationale et du CNT, Demba Traoré, ancien comptable, et Anfa Kalka, ancien Contrôleur financier de l’institution parlementaire. Si les anciens dossiers patinent, des auditions ont été menées pour ceux récemment sortis des tiroirs. Selon nos informations, le président de la FEMAFOOT Mamoutou Touré a été entendu par un juge d’instruction le 27 septembre. Il a clamé son innocence des faits qui lui sont reprochés. Mamadou Diarrassouba, ancien questeur de l’Assemblée nationale et actuel membre du CNT, est également visé dans le même dossier, mais n’a pas été écroué en raison de son immunité parlementaire. Soupçonnés de malversations financières, Abdrahmane Niang, ancien Président de la Haute cour de justice, et deux de ses anciens collaborateurs, dont l’ancien Directeur administratif et financier Mamby Diawara, ont aussi été placés sous mandat de dépôt début septembre. Après deux semaines de détention, la santé de M.Niang, octogénaire, s’est considérablement dégradée, nécessitant une évacuation dans une clinique pour des soins.

« Ristournes du coton »

Outre ces affaires, Bakary Togola, l’ancien Président de l’Assemblée permanente des Chambres d’agricultures du Mali (APCAM) a lui aussi signé son retour en prison, après avoir été inculpé en septembre 2019 pour « détournement de deniers publics, sur la base de faux et usages de faux, soustraction frauduleuse et autres malversations estimées à plus de 9,4 milliards de francs CFA entre 2013 et 2019 », puis acquitté en novembre 2021. 

Lutte contre la corruption : Issiaka Sidibé et plusieurs ex-collaborateurs placés sous mandat de dépôt

Issiaka Sidibé, président de l’assemblée nationale de 2013 à 2020 et plusieurs de ses proches collaborateurs de l’époque ont été placés sous mandat de dépôt mercredi 9 août par le pôle économique et financier de Bamako. En plus de Sidibé, Mamoutou Touré dit Bavieux actuel président de la fédération malienne de football et candidat à un nouveau mandat a également été écroué. Il a été directeur administratif et financier à l’assemblée jusqu’à son élection à la tête de la FEMAFOOT en août 2019. En outre de ces deux personnalités, trois autres personnes ont été placés sous mandat de dépôt et conduit à la maison centrale d’arrêt de Bamako. Il s’agit de Anfa Kalifa ex-contrôleur financier à l’Assemblée nationale, Demba Traoré qui y était comptable et de Modibo Sidibé, secrétaire général à l’assemblée nationale qui occupe la même fonction au sein du conseil national de transition subissent. Ils sont tous poursuivis pour les mêmes causes, atteintes aux biens publics sur un fond s’élevant à 17 milliards de Fcfa dont 7 milliards d’indemnités irrégulières et 10 milliards non justifiés.  Un autre nom est cité dans l’affaire. Mamadou Diarrassouba membre du CNT et ancien 1er questeur de l’assemblée nationale. Bénéficiant d’une immunité parlementaire, la justice aurait selon plusieurs informations requis la levée de cette immunité. Mais, elle n’est pas encore effective. Le ministre de la Justice Mamadou Kassogué avait promis le 20 juillet dernier que le procureur du pôle économique s’exprimerait bientôt sur le dossier.

Pr. Clément Dembélé : « Le M5-RFP n’est la propriété privée de personne »

Le Président de la Plateforme contre la corruption et le chômage, le Pr. Clément Dembélé, revient sur l’actualité sociopolitique de la semaine.

Le Premier ministre Choguel Kokalla Maïga était devant le CNT pour évoquer l’état d’exécution de son Programme d’action gouvernemental (PAG). Comment évaluez-vous la promotion de la bonne gouvernance ?

On est en train de politiser la lutte contre la corruption. Le gouvernement se doit de poser de vrais actes et non de procéder à des arrestations. Pourquoi Assimi Goïta n’enjoint pas à ceux qui sont assujettis aux déclarations de biens de le faire sous peine d’être radiés ? Pourquoi ne pas ouvrir d’enquêtes systématiques sur les rapports du Vérificateur général ? Je ne comprends pas cette lutte contre la corruption sélective. Elle ne marchera pas. Il faut qu’une volonté politique accompagne la volonté judiciaire. La justice doit vraiment être indépendante et on doit doter le pôle économique de moyens pour ce faire. Comme je l’ai toujours dit, il faut prévenir en empêchant les gens de voler et non les mettre en prison.
Six membres du M5-RFP ont été suspendus du Comité stratégique. Qu’en pensez-vous ?

Ce n’est pas parce qu’on suspend des gens qu’ils vont se taire ou avoir peur. Au contraire, on les radicalise. Le M5-RFP n’est la propriété privée de personne. Il représente le peuple. Je dis à ceux qui prétendent être les dirigeants du M5-RFP  qu’ils n’ont pas le droit d’empêcher les gens de dire ce qu’ils pensent. Cette époque est révolue. Cette suspension n’a aucune valeur juridique.

Êtes-vous d’accord avec ceux qui estiment que le Premier ministre, également Président du Comité stratégique du M5-RFP, est « le » problème ?

Sincèrement non. Le vrai problème est le manque d’orientation stratégique, qu’on doit imposer à la volonté même de Choguel Kokalla Maïga. Ce rôle revient à toutes les associations et partis qui constituent le M5-RFP. Le Premier ministre ne peut pas être un homme fort qui fait la pluie et le beau temps, ni d’autres d’ailleurs. C’est au peuple de dicter sa voie. Choguel Kokalla Maïga n’est pas le problème, il profite seulement du vide.

Récemment, vous avez déclaré que l’absence d’intervention réelle de l’État face à la montée du prix des engrais serait un crime contre les paysans maliens. Que craignez-vous pour la campagne agricole prochaine ?

L’État se doit de subventionner l’engrais ou de le réquisitionner pour éviter la spéculation. L’urgence, c’est que l’État interdise aux distributeurs de dépasser 11 000 francs CFA sous peine de sanctions. Sinon, l’année prochaine on risque d’acheter le sac de riz de 60 000 à 75 000 francs CFA. L’insécurité alimentaire est pire que l’insécurité territoriale.

Mamadou Sinsy Coulibaly : « Les acteurs du 26 mars sont à la base de tous les problèmes de ce pays »

Il est le PDG du groupe Kledu. Affirmer que Mamadou Sinsy Coulibaly est très connu serait un euphémisme. Également Président du Conseil national du patronat malien (CNPM) depuis 2015, c’est entre plusieurs rendez-vous très matinaux que le « Patron des patrons » nous a reçus dans ses bureaux, au Quartier du fleuve. Avec la lutte contre la corruption, dont il est présenté comme l’un des porte-voix, au cœur de l’entretien, outre la politique et le secteur privé.

Vous avez en mars 2019 accusé Nouhoum Tapily, alors Président de la Cour suprême, d’être le fonctionnaire le plus corrompu, avant, deux mois plus tard, d’accepter semble-t-il une réconciliation conduite par le RECOTRADE. Pourquoi ce revirement ?

Quel revirement ai-je eu à faire ? Je vous retourne la question.

Vous vous seriez réconciliés après cette médiation du RECOTRADE ?

C’est ce que certains pensent. Je n’ai jamais serré la main de Tapily, je ne me suis jamais assis à côté de lui depuis que j’ai entamé la lutte contre la corruption au Mali. Je ne l’ai jamais rencontré, nous n’avons jamais parlé, à plus forte raison nous faire des accolades. Personne ne peut témoigner de cela. Je n’ai même pas envie de le voir en peinture. Je ne lui présenterai jamais des excuses, cela n’arrivera jamais.

Vous dites détenir une liste de fonctionnaires corrompus. Pourquoi n’avoir divulgué que le nom de Tapily publiquement ?

Quand j’ai donné le nom de Tapily, les gens qui se demandent « pourquoi pas les autres ? », où étaient-ils, qu’ont-ils fait ? Ce n’est pas du théâtre. Ce n’est pas divulguer non plus des noms comme si j’étais en campagne électorale. Pour moi, il y a plus de 200 fonctionnaires qui sont parmi les plus dangereux de la République du Mali. Ces 200 personnes, nous allons les traduire en justice. Pour chacune de ces personnes, vous pourrez trouver de 10 à 20 autres impliquées dans les mêmes affaires. Une seule personne ne fait pas les forfaitures, elle a des complices. Il faut les dénicher pour les traduire devant la justice. Je ne fais pas que dénoncer. Cela n’a aucun sens. Si je dénonce, je dois aller jusqu’au bout. Montrer au peuple malien que j’ai dénoncé cette personne et que la justice l’a condamné parce qu’il a été corrompu.

Avez-vous transmis votre liste à la justice ?

On ne transmet pas une liste à la justice. Ce sont mes convictions personnelles, ce sont des choses pour lesquelles j’ai mes preuves. Au fur et à mesure, nous les traduirons un à un en justice. Les autres ont leurs méthodes, j’ai la mienne. Une démocratie naissante doit s’articuler autour d’une justice forte et souveraine, sinon nous n’avancerons pas. Les politiques ont échoué lamentablement. La classe politique n’est plus à la hauteur, la société civile a démissionné. Il faut que les gens comprennent que c’est au plus haut niveau de la magistrature qu’il faut construire la nouvelle société malienne, en donnant la souveraineté aux magistrats. Je ne parle pas d’indépendance, mais de souveraineté du magistrat. Il doit être exemplaire, avoir une morale irréprochable. La morale même est au-dessus de la loi. Ce sont des personnes comme cela que nous voulons à la tête de nos structures. Que cela soit la Cour suprême, les Procureurs de la République ou les Présidents des tribunaux, tous doivent être vertueux et souverains, et non indépendants. La société malienne en a besoin et le secteur privé aussi. Pour que demain le système d’insécurité juridico-judiciaire disparaisse. Parce que nos entreprises ne sont ni sécurisées, ni protégées. Nos investissements partent en lambeaux à cause des mauvaises décisions de la magistrature. Des juges qui prennent de mauvais arrêts contre nos entreprises, contre nos chefs d’entreprises. Cela doit cesser.

Était-ce donc personnel que de divulguer le nom de Tapily ?

Je l’ai dit. Je ne l’ai jamais rencontré de ma vie. Je ne l’ai jamais eu en face, lui-même l’a dit. Cela ne saurait donc être personnel.

Cette lutte contre la corruption est menée par Plateforme de lutte contre la corruption et le chômage (PCC). Est-ce vous qui avez mandaté son Président, le Pr Clément Dembélé ?

C’est un garçon mature. Je ne peux pas le mandater. C’est sa conviction personnelle. Nous nous sommes donné la main.

Depuis plusieurs années, vous dénoncez la corruption. Pourquoi avoir choisi maintenant de donner forme à votre lutte ?

Nous en étions arrivés à un point où soit nous faisions cela soit nous disparaissions. Cela s’est institutionnalisé. Rien ne bouge dans le pays, personne ne nous fait plus confiance. Parmi les partenaires techniques du Mali, personne ne se bouscule. Ces cinq dernières années, il n’y a pas eu de nouveaux financements de la part des Chinois. Les investisseurs ne reviendront pas dans notre pays tant que nous n’arriverons pas à lutter efficacement contre la corruption. Les Allemands sont partis, on se bat pour que les Français restent, mais c’est timide. L’aide au développement ne sert à rien, nous devons attirer les investisseurs privés. Sans investissements, il n’y a pas de travail, pas d’emplois. Sans investissements, le Mali n’est pas visible. Nous n’avons pas tous les majors de l’économie mondiale, nous n’en avons qu’un seul dans notre pays. Pourquoi ? À cause de l’insécurité juridico-judicaire qui plane au-dessus de nos entreprises. Cela doit cesser rapidement, sinon cette lutte contre la corruption prendra un autre visage. Ce sera un refus total de la population, pour faire face aux bandits qui rackettent nos entreprises, qui sont en train de mettre le pays en péril. Tout le monde doit lutter contre la corruption. Je ne dis pas d’adhérer à mes idées, à ma façon de faire. La lutte contre la corruption est globale et multiforme, chacun a sa manière de faire pour aboutir. Et, pour cela, chaque citoyen doit s’y mettre, quel que soit son rang social, sa situation financière. Tout le monde doit joueur son rôle pour que le Mali devienne un endroit où il fait bon vivre.

Vous évoquez l’insécurité juridico-judicaire, mais il y a aussi l’insécurité tout court…

Ce n’est rien d’autre que de l’insécurité économique. Cela fait combien d’années que nous luttons contre l’insécurité? Cela n’aboutira pas tant que le maximum de Maliens sera exclu du système économique. Il faut que l’économie se mette en marche et l’insécurité disparaitra d’elle-même.

Quelle appréciation faites-vous de la lutte contre la corruption enclenchée depuis quelques semaines, par le Pôle économique et le ministère de la Justice notamment ?

Je trouve qu’ils font du bon travail. Ils ont osé arrêter des personnes qui pratiquaient la corruption. Ils ont fait un travail technique de vrais enquêteurs. C’est le lieu de saluer le Procureur du Pôle économique et de dire au ministre de la Justice qu’il fait preuve de courage. Qu’ils continuent ainsi. Je demande aussi aux Maliens, aux chefs d’entreprises, aux PTF, de soutenir ces deux Messieurs, qui ont eu le courage d’aller sur le front de la lutte contre la corruption. Il faut les soutenir, ainsi que tous les magistrats courageux du Mali. Sans eux, nous n’avancerons pas. Il faut des magistrats vertueux pour construire notre économie. Ce ne sont pas les autres qui viendront le faire, ce sont les bonnes décisions de justice qui vont attirer les investisseurs. J’aimerais également que les jeunes magistrats soient à la hauteur de ce qu’on leur demande : empêcher l’exclusion d’un certain nombre de Maliens. Cela ne dépend ni des politiques, ni de leurs décisions. La solution viendra du secteur privé et du fait qu’il soit protégé par la magistrature. Ce sont les deux qui doivent faire l’économie, avec la société civile comme arbitre. Tant que nous n’arriverons pas à cela, le pays ne décollera pas et ne retrouvera pas la paix.

Certaines des personnes appréhendées font-elles partie de votre liste ?

Si vous analysez les plaintes déposées par la Plateforme, vous le verrez. Je travaille en étroite collaboration avec elle, donc forcément certains en font partie.

Vous êtes également très critique à l’égard de la classe politique. À quel moment pensez-vous qu’elle a échoué ?

Depuis le 26 mars 1991. Depuis ce jour-là la classe politique a échoué, elle a donné la main aux militaires. C’est en ce jour fatidique que le Mali a commencé à sombrer. Ces acteurs du 26 mars, politiques et militaires, qui ont fait ce coup d’État, ce sont eux qui sont à la base de tous les problèmes de ce pays. Ce sont eux qui sont à l’origine de la régression de l’économie malienne, qui sont responsables de l’insécurité dans notre pays. Ce sont eux qui amené le djihadisme, parce qu’ils ont échoué lamentablement. Et ce sont eux qui sont toujours là. Ces acteurs du 26 mars, qui se disent démocrates convaincus, sincères, et tant de choses, il faut que le peuple les juge un jour. En tout cas, le secteur privé mettra tout en œuvre pour les juger, les faire venir à la barre afin qu’ils présentent leurs excuses au peuple malien pour l’avoir mis en retard, pour avoir abâtardi la société malienne. Il faut qu’ils le fassent d’eux-mêmes, sinon nous le ferons.

Vous avez déclaré lors d’une récente interview que les entreprises privées sont en concurrence avec les entreprises terroristes. Pouvez-vous précisez votre pensée ?

Je veux simplement dire que le salaire minimum proposé par le secteur privé à la jeunesse malienne dans des entreprises saines est à peu près le même que celui proposé par les terroristes. Cela est dû au déficit de développement. Si demain je peux payer dans mon entreprise un salaire minimum de 100 000 francs CFA et que les autres arrivent également à le faire, il n’y aura plus de terrorisme, ni même de candidats. Parce que ces jeunes cherchent à se sécuriser économiquement. S’ils n’y arrivent pas, ils vont se tourner vers les chefs terroristes. Nous pouvons tous recruter, par exemple pour 50 000 francs CFA, mais eux (les terroristes) le feront tous les jours. Moi ce sera peut-être une fois tous les trois ou quatre mois. Donc, forcément, nous sommes en compétition. Et ils font mieux que moi, parce que je n’ai pas de propositions à faire à cette jeunesse perdue, qui n’a même pas à manger. Si elle trouve une opportunité, elle la saisira, rien que pour entretenir ses parents, parce que c’est aussi cela notre société malienne. Nous devons entretenir nos parents. Mais si demain on met nos entreprises à l’aise, nous serons plus compétitifs. Nous voulons beaucoup investir, mais, pour cela, nos investissements doivent être protégés et cela n’est pas le cas.

Beaucoup de jeunes s’essayent à entrepreneuriat. Selon vous, les conditions sont-elles réunies pour ceux qui veulent se lancer ?

Les conditions ne sont pas réunies. L’insécurité est un premier facteur bloquant. Ensuite, le jeune n’a aucune expérience. Il n’a pas le choix : il n’y a pas d’offres d’emplois pour qu’il puisse acquérir de l’expérience. Avant de créer son entreprise, il faut d’abord travailler, ne serait-ce qu’une année, pour après essayer d’être créatif et innovant et créer son entreprise par la suite. Ils se lancent directement parce qu’ils n’ont pas le choix. Même si aujourd’hui ils ont l’expérience et le capital, ils n’en sont pas moins en insécurité dans leurs investissements. En deuxième lieu, les Maliens ne sont pas de gros consommateurs. Presque 70% des jeunes ne travaillent pas, alors que ce sont des consommateurs potentiels. Nous sommes aujourd’hui dans une économie libérale, où c’est le volume qui fait gagner de l’argent. Nous ne pouvons pas produire en volume dans notre pays, que ce soit dans l’industrie ou les services. Je veux dire qu’il n’y a pas de revenus, ce qui permet à un individu d’acheter pour que l’argent rentre dans les caisses du privé et qu’une partie, notamment en TVA, aille dans les caisses de l’État, ce qui lui permettra d’assurer la réalisation d’infrastructures communes. Tant que l’on ne consomme pas, il n’y a pas de flux financier vers le Trésor public et vers les entreprises.

En tant qu’entrepreneur accompli, avez-vous envisagé de mettre en place un fonds ou un programme pour soutenir les jeunes ?

Il faut des préalables. À l’heure où je vous parle, je ne mettrai pas en place un fonds, parce que la concurrence est biaisée. Elle l’est par la corruption des fonctionnaires, qui se permettent de produire des biens et des services en utilisant les moyens de l’État. Un jeune quel que soit son niveau, quelle que soit sa capacité, ne peut compétir avec un fonctionnaire qui utilise l’espace dédié de l’administration publique et qui ne paye ni taxes ni impôts. C’est impossible. Il faut d’abord asseoir une compétition saine entre les entreprises. C’est très important et c’est le rôle de l’État, qui doit imposer une assiette fiscale à tout le monde. Ce n’est pas parce que je vends deux œufs que je ne dois pas payer d’impôts et que seul celui qui en vend 100 000 le fasse. Non, si vous vendez deux œufs, même si c’est pour un centime, vous devez payer cela à l’État. Je demande à l’État, avec nos PTF, d’élargir l’assiette fiscale et de procéder à la numérisation de tout le système financier du Mali. Cela permettra, j’en suis sûr, à la jeunesse malienne de se développer. Et beaucoup de fonds viendront la soutenir.

Selon certaines informations, BeIn sports accuserait Malivision de diffuser illégalement ses chaines. Qu’en est-il ?

En tant qu’actionnaire de Malivision, je ne souhaite pas répondre à cette question. Que ce soit BeIn Sports, Malivision ou Canal, la concurrence est ouverte. Tout le monde a une autorisation. Mais personne ne viendra faire de l’argent dans notre pays tant qu’il ne payera pas des impôts et des taxes comme tout le monde.

Vous arrivez cette année au terme de votre premier mandat à la tête du Conseil national du patronat du Mali. Quel bilan en tirez-vous?

Je n’ai pas de bilan à tirer, c’est aux autres de dire si ce que j’ai fait était bon ou pas. Je ne me juge pas moi-même. Par contre, je me labellise. Il y a certaines choses que je ne ferais jamais. Aujourd’hui, je le dis, je ne regrette pas mes cinq années à la tête du CNPM, mais c’est aux autres de juger s’ils sont satisfaits de ma vision, de ce que je suis en train de mettre en œuvre. C’est un poste électif. J’ai une satisfaction personnelle, car j’ai réussi à faire la totalité de ce que je voulais lors de ce mandat.

Justice : Faut-il-croire à la fin de l’impunité?

Souvent considérée comme le maillon faible de la lutte contre la corruption, la justice suscite désormais l’espoir, de l’aveu de nombreux observateurs. Mais, pour remplir dignement sa fonction originelle, celle de bâtir une société équitable où seule la force de la loi prévaut, elle a besoin du « soutien » de la société, au nom de laquelle elle est rendue. En plus donc de l’action des juges chargés de cette délicate mission, il faut un véritable changement de « nos valeurs normatives », qui sont souvent importées.

« L’appel à témoins du Procureur n’est pas un tournant. C’est un moyen entre les mains du juge qui n’était pas utilisé », déclare Maître Mamadou Ismaïla Konaté, avocat et ancien ministre de la Justice. Démarche normale dans une procédure où le Procureur qui déclenche l’action publique ne dispose pas d’informations suffisantes, l’appel à témoins du Procureur de la République près le Tribunal de première instance de la Commune III du District de Bamako, en charge du Pôle économique et financier, Mamadou Kassogué, a néanmoins eu un retentissement important dans l’affaire dite « des aéronefs cloués au sol » et celle des « ristournes des cotonculteurs ». Deux affaires « symboles » dans la lutte contre la corruption, que désormais les acteurs veulent intense et plus efficace.

Sur le plan judiciaire, et dans le cas de procédures pénales comme celle de détournements de deniers publics faisant actuellement l’objet d’une enquête ouverte par le Procureur, lorsque  ce dernier n’est en possession d’aucun élément permettant d’aller plus loin que l’ouverture de l’enquête, il faut qu’il sollicite les tiers afin que ces derniers mettent à sa disposition tous les éléments permettant de faire progresser l’enquête, explique Maître Konaté.

Cette démarche inédite est un signe qui « redonne de l’espoir et redore le blason de la justice », estime pour sa part le Professeur Clément Dembélé, Président de la Plateforme de lutte contre la corruption et le chômage au Mali (PCC). D’une « justice à deux vitesses », ces procédures révèlent « une nouvelle génération de magistrats », qui doit être « encouragée parce qu’elle a  besoin du peuple ». La nouvelle ère qui s’annonce est celle de la société civile, dont les « dénonciations sont désormais prises au sérieux » et d’une justice qui commence à s’assumer, assure le Président de la PCC.

Appuyer la justice

« J’espère que les populations vont être conscientes de l’intérêt de participer à la justice, parce qu’il faut constater que la justice est rendue au nom du peuple du Mali et c’est lui qui doit être derrière les décisions », ajoute Maître Konaté, qui estime c’est « la participation à une œuvre de bienfaisance », lorsque l’on dispose d’éléments concernant une affaire pendante au niveau de la justice, que de les mettre à sa disposition.

Si la population doit aider la justice dans son travail, l’indépendance de celle-ci, par contre, ne s’octroie pas. Parce que « la justice est indépendante ou n’est pas ». En effet, pour ce faire, elle ne peut compter sur « aucune autorité ». Ministre, Premier ministre, membres du gouvernement ou même Président, « l’instinct des hommes est de tenir la justice comme un chien en laisse. Lâcher le chien sur des gens qui ne sont pas de son camp et le retenir au contraire », poursuit Maître Konaté. Et, dans une telle dynamique, seuls les juges peuvent être conscients de l’importance de leur  rôle dans la société et agir en conséquence. C’est-à-dire appliquer « la loi en toute circonstance », sans considération de la personne et de son statut ou de son origine. Mais la démarche, dans le cadre de la lutte contre la corruption, n’est qu’un aspect de l’indépendance de la justice. Elle ne sera jamais suffisamment libre si elle ne poursuit pas dans un camp comme dans l’autre pour garantir l’équité. Un des principes de la justice dont le respect est essentiel à son bon fonctionnement.

Même si la dynamique actuelle est positive et doit se poursuivre, elle nécessite une refondation de notre système de justice, calqué sur un modèle qui n’est pas le nôtre et donc peu accessible au citoyen ordinaire.

Une justice nouvelle

La nouvelle ère qui s’annonce équivaut à une appropriation de la justice par la population. « Les citoyens doivent se rendre compte que la justice est la leur », explique Maître Konaté. Chaque centime public dépensé par une personne, quel que soit son rang, doit être utilisé dans le cadre de l’intérêt général  et sous le contrôle du citoyen.

Cependant, afin que le citoyen puisse exercer à souhait ce contrôle, encore faut-il qu’il comprenne le fondement de cette justice, censée le défendre. Plus que l’indépendance des juges, l’un des problèmes de la justice est « la non pertinence de l’architecture du système judiciaire », assure M. Mahamadou Diouara,  sociologue. Les normes (lois et coutumes) doivent être la somme des expériences acquises par les générations précédentes, transformées en mesures préventives et coercitives, pour empêcher les générations futures de commettre  les mêmes erreurs. Mais nos références en la matière sont celles d’un autre peuple et notre justice « est amnésique de l’expérience de notre peuple en termes de savoirs et de savoir-faire »,  ajoute le sociologue. Par exemple, le Président de la République, qui est le chef de l’Exécutif, est aussi le Président du Conseil supérieur de la Magistrature. L’Exécutif étant dépositaire des biens publics et fondé à les utiliser à des fins de satisfaction des besoins publics, est la principale cible de la justice, qui doit contrôler la régulation de son action. Ce qui est « contre nature ».

L’autre difficulté est que le « Mali traverse une crise d’origine ontologique à conséquences sociétales et à retombées politiques et sécuritaires ». C’est l’homme  dans son identité qui est en crise, parce qu’il porte dans son esprit des valeurs qu’il n’incarne pas dans ses actes. Le réflexe d’auto protection et celui d’auto défense se développent donc au détriment de la construction collective. Et la justice n’échappe pas à cette gangrène.

Même si plusieurs institutions, comme le Bureau du vérificateur général (BVG), d’inspiration canadienne, sont inefficaces dans la lutte contre la corruption, d’autres, comme l’Office central de Lutte contre l’enrichissement illicite (OCLEI) sont « une coquille vide qui n’est pas capable de convoquer les responsables pour venir déclarer leurs biens », s’emporte Clément Dembélé. Mais, derrière cet immobilisme, le Président de la PCC voit un manque de volonté politique. C’est pourquoi la plateforme a décidé de déposer des plaintes en fonction des rapports du BVG et d’exiger l’ouverture d’enquêtes. Elle déterminée à mener le combat, convaincue « que ceux qui volent » ne sont que des hommes de main chargés de renflouer les caisses des partis politiques.

Un combat social

« Le traitement de la corruption doit être plus profond. Il faut poursuivre ceux dont on a la preuve de la culpabilité, mais non se limiter à quelques-uns », suggère le sociologue Diouara. Le problème est que la corruption s’est généralisée. Elle est rentrée dans les mœurs. Des valeurs comme la tolérance, la solidarité, le partage, qui étaient utilisées et encadrées par la morale, sont aujourd’hui utilisées par « des gens pour user de biens mal acquis ou les acquérir par des voies frauduleuses, afin de pouvoir honorer une solidarité qui, au lieu d’émaner de celui qui est solidaire, est exécutée par celui qui doit bénéficier de la solidarité ». Malgré « le niveau de travestissement de nos mœurs », le sociologue reste cependant optimiste.

« On peut échapper à la justice, à la police, mais pas au regard jugeant de la société. Il faut que notre société retrouve cette capacité coercitive, fondée sur l’éthique et la morale, sinon on aura du mal à combattre la corruption.  Cela peut se construire et il y a des mécanismes pour le faire », conclut-il.

Lutte contre la délinquance financière : L’OCLEI, le nouveau bras armé

 

 

 

 

Le Président Ibrahim Boubacar Keita avait fait de la lutte contre la corruption son cheval de bataille. 2014 avait était même été décrétée année de lutte. Réel désir d’endiguer le fléau ou simple effet d’annonce ? Au vu des résultats peu probants (ou peu visibles), la seconde option semble être la plus vraisemblable. Mais, depuis le 1er juin 2017, le gouvernement s’est doté d’un nouveau bras armé : l’Office central de lutte contre l’enrichissement illicite (OCLEI).

A compter de cette date, tous les fonctionnaires « assujettis », plus d’un millier selon le Président de l’Office, Moumouni Guindo, avaient trois mois pour faire leurs déclarations de biens, délai par la suite prolongé au 30 novembre 2017. A défaut, le fonctionnaire se verra révoqué de son poste. Quant à la fausse déclaration, elle est punie d’une amende égale à une année de salaire. Pour se mettre en conformité, il faut remplir un document de 12 pages, avec des informations sur les revenus et les avoirs. L’agent s’engage sur l’honneur à faire preuve de bonne foi, comme dans le meilleur des mondes. Mais dans le nôtre, comment attester de la véracité des informations ? « Nous exploitons les déclarations. Il s’agit de mener des investigations sur la base des signes extérieurs de richesse pour aboutir à des constatations susceptibles de mener à des investigations », explique Guindo. Avec ses douze collaborateurs, il scrute donc tous les documents. « Déclarer des biens est une bonne chose, les traiter, les exploiter est une autre dimension de la mission de l’office. Pour cela, nous avons besoin de ressources humaines. Un travail de cette envergure ne peut être accompli par 12 membres seulement, quels que soient leur engagement, leur volonté et leur compétence ».

Sanctions Elles devraient donner des sueurs froides aux fonctionnaires qui mènent une vie en déphasage avec leurs revenus. C’est le Procureur du Pôle économique et financier qui diligentera les actions en justice contre les présumés coupables d’enrichissement illicite. Si la valeur des biens jugés illicites est inférieure ou égale à 50 000 000 FCFA, la peine encourue sera d’un à trois ans d’emprisonnement et d’une amende égale à cette valeur. Si elle est supérieure à 50 millions, la peine de prison sera comprise entre 3 et 5 ans, plus une amende égale au double de la valeur des biens. « Les personnes travaillant dans le privé qui se seront rendues coupables de complicité encourront les mêmes peines », précise le magistrat Guindo.