Chaque année à l’approche de la Tabaski, les marchés à bétail s’emplissent d’effervescence. Pourtant, l’accès à un mouton est un luxe pour une majorité de Maliens. À quelques semaines de l’Aïd el Adha, les indicateurs économiques et les tensions régionales font craindre une nouvelle fête inégalitaire.
Le Mali, avec un cheptel estimé à 19,2 millions de moutons en 2020, reste un acteur majeur de l’élevage en Afrique de l’Ouest. Pourtant, cette abondance ne se traduit pas par une accessibilité pour les populations locales. En 2024, sur les marchés de Bamako, un mouton moyen coûtait entre 75 000 et 250 000 francs CFA, avec des spécimens dépassant souvent 350 000 francs. Pour beaucoup, ces prix sont inatteignables.
Malgré cela, le Mali continue de jouer un rôle central dans l’approvisionnement régional. En 2024, le pays a exporté près de 110 000 moutons vers le Sénégal, soit 37% des importations sénégalaises pour la Tabaski. Ce commerce transfrontalier illustre un paradoxe. Alors que des moutons quittent le Mali en masse, les familles maliennes peinent à s’en procurer un. En valeur, les exportations de bétail, estimées à 140 milliards de francs CFA en 2021, ont chuté à 62 milliards en 2022, impactées par l’insécurité croissante dans les zones pastorales, la flambée des prix du transport, la cherté des aliments bétail et les prélèvements illégaux orchestrés par des groupes armés sur les routes commerciales.
Les éleveurs doivent également composer avec un accès difficile au financement. Les crédits d’accompagnement promis par les autorités arrivent souvent trop tard pour être utiles ou ne sont pas renouvelés. Le coût de production augmente alors que les débouchés se réduisent. Les petits exploitants n’ont d’autre choix que de vendre à perte ou de se retirer temporairement du marché.
Le paradoxe est d’autant plus criant que le secteur bénéficie officiellement d’un cadre juridique clair. La Loi d’Orientation Agricole (LOA), adoptée en 2006, reconnaît la place stratégique de l’élevage dans le développement rural et la sécurité alimentaire. Mais, entre le texte et sa mise en œuvre, l’écart est béant. Le Projet de Développement Durable des Exploitations Pastorales au Sahel (PDDES), lancé en 2023, ambitionnait pourtant de renforcer la résilience des éleveurs face aux chocs climatiques et sécuritaires. Sa portée sur le terrain, toutefois, est difficile à évaluer. De plus, depuis trois ans, les autorités de la Transition ont décidé d’octroyer 10% des recettes issues du coton aux éleveurs et acteurs du secteur. Un geste politique fort, mais dont les effets concrets sont encore peu mesurables à l’échelle nationale.
Frontières fermées, circuits cassés
Le commerce régional du bétail, longtemps vital pour les éleveurs maliens, traverse une période trouble. En avril 2025, le Gouverneur de Kankan, en Guinée, a ordonné l’expulsion de tous les troupeaux maliens présents dans sa région, en invoquant les règles de la CEDEAO sur la transhumance. Si le nombre de bêtes refoulées n’a pas été officiellement communiqué, la mesure a frappé durement les éleveurs, déjà éprouvés par des mois d’insécurité. En Côte d’Ivoire, un an plus tôt, 150 Maliens vivant du commerce du bétail avaient été expulsés du quartier Abattoir de Port-Bouët, à Abidjan, dans le cadre d’un programme d’aménagement urbain. Ce déguerpissement a mis fin à des années de présence économique et sociale des éleveurs maliens sur l’un des marchés les plus stratégiques de la région.
Ces événements marquent un tournant dans les relations économiques régionales et révèlent la précarité structurelle d’un secteur vital. Privés d’accès à des circuits commerciaux stables, les éleveurs se retrouvent piégés dans une spirale de vulnérabilité économique. Les marchés de substitution sont rares, les débouchés se réduisent et les coûts explosent. Le manque d’infrastructures, combiné à l’absence de politiques d’intégration régionale efficaces, fragilise davantage les réseaux d’échange traditionnels. Une étude du CILSS note que plus de 60% des flux commerciaux pastoraux de l’espace ouest-africain sont informels.
À l’intérieur du Mali, les difficultés s’additionnent. Faute d’infrastructures adéquates pour la vente, d’accès aux crédits à temps ou de régulation efficace des marchés, les éleveurs sont à la merci des spéculateurs.
Pourtant, une opération structurée existe. La vente promotionnelle de moutons mise en place par la Direction Nationale des Productions et des Industries Animales (DNPIA), en collaboration avec la DRPIA de Bamako, remonte à 2009. Son objectif était de proposer des moutons de qualité à moindre coût à la population et de réduire la pression spéculative sur les marchés traditionnels. En 2024, l’opération a porté sur un total de 32 000 têtes dans tout le pays, dont 22 000 destinées à Bamako. Les communes de Kayes, Sikasso, Ségou, Koutiala, Mopti, San et Tombouctou, ainsi que plusieurs sites de la capitale (Terrain de Lafiabougou, Commune III, Sogoniko, Hippodrome) ont accueilli ces points de vente.
Les animaux étaient répartis selon trois catégories identifiables par un code couleur : vert (1er choix), jaune (2ème choix) et rouge (3ème choix). À titre d’exemple, en Commune III, 1 616 moutons ont été acheminés depuis Nioro du Sahel et répartis ainsi : 900 têtes de 100 000 à 140 000 francs CFA (1er choix), 566 entre 75 000 et 100 000 francs (2ème choix) et seulement 150 de 60 000 à 75 000 francs CFA (3ème choix) soulignant l’insuffisance de l’offre dans les catégories les plus accessibles.
Des mesures d’encadrement ont été prises : marquage des animaux, surveillance policière rotative à neuf jours de l’ouverture, contrôle vétérinaire par la DNPIA et la DRPIA, campagnes de sensibilisation sur les axes Nioro – Bamako. Plusieurs réunions préparatoires ont été tenues en amont avec les acteurs de la filière pour assurer la fluidité du dispositif.
Malgré cette organisation, la couverture est insuffisante. L’offre ne répond pas à la demande massive, en particulier dans les zones périphériques. De nombreux ménages se retrouvent encore contraints de recourir à l’endettement ou à la solidarité de quartier. Des collectes communautaires permettent parfois d’offrir un mouton aux familles les plus pauvres, mais ces élans de solidarité ne suffisent pas à pallier l’ampleur des besoins.
Le poids de l’insécurité est renforcé par une réalité peu connue mais documentée. Le bétail volé sert aussi de levier de financement pour les groupes armés terroristes. Selon des sources nationales, les pertes liées au vol organisé de bétail s’élèveraient à plus de 36 milliards de francs CFA par an. Cette manne illégale alimente les circuits du crime organisé et renforce les capacités logistiques des groupes djihadistes dans le centre et le nord du pays. Les éleveurs, extorqués ou menacés, voient non seulement leurs troupeaux disparaître mais aussi leur survie être compromise.
La décision des autorités maliennes de fermer sept marchés à bétail à Bamako, en septembre 2024, à la suite d’attaques terroristes, a marqué un tournant dans la gestion sécuritaire de la capitale. Les marchés de Lafiabougou-Koda, Sabalibougou, Faladié-Solola, Faladié-Zone Aéroportuaire, Niamana, Djélibougou et de la Zone Industrielle ont été fermés pour raisons d’ordre public. Si cette mesure visait à prévenir d’éventuelles infiltrations, elle a eu pour effet immédiat de désorganiser l’approvisionnement local et d’exacerber la flambée des prix dans les quartiers périphériques.
Une fête en sursis
La Tabaski n’est pas seulement un moment religieux. C’est aussi un révélateur social. Pour de nombreuses familles maliennes, ne pas pouvoir s’offrir un mouton à sacrifier est vécu comme une blessure, une humiliation silencieuse. Le Mali, pays d’éleveurs, ne parvient encore pas à organiser une Tabaski pour ses propres citoyens sans les mettre en difficulté.
Par ailleurs, les autorités sont critiquées pour leur manque d’anticipation et leur incapacité à réformer les filières d’élevage et à protéger les acteurs les plus vulnérables. Les organisations paysannes, quant à elles, réclament une meilleure représentativité et des mécanismes durables pour faire entendre leur voix. Le débat sur le modèle pastoral malien, longtemps reporté, s’impose aujourd’hui avec urgence. Il soulève des interrogations sur l’équité, la résilience face aux crises et le rôle de l’État dans la régulation de cette filière cruciale. À quelques semaines de la « Grande fête » de 2025, rien n’indique que la situation va s’améliorer.
À des milliers de kilomètres de là, le Maroc, lui aussi frappé par la cherté du mouton et la sécheresse, a décidé de renoncer au sacrifice rituel pour 2025. Une mesure radicale justifiée par la rareté des bêtes, leur coût prohibitif et la volonté d’éviter une inégalité flagrante entre les fidèles. Le contraste est saisissant. Tandis que certains pays optent pour des ruptures symboliques fortes, le Mali, riche en bétail mais en mal d’organisation, laisse ses citoyens se débrouiller seuls face à une fête de plus en plus coûteuse.
MD